Mondes parallèles
La maisonnette
I
Tout droit vers l’horizon, au
bout de la rue De Florence, les rameaux du grand saule se reposaient, immobiles.
Un calme plat s’était installé en bordure du village. Le vent, enfin devenu
brise, soulevait à peine quelques grains de sable sur le trottoir construit
trop près de la fenêtre et du rosier sur lequel brunissaient les dernières
fleurs. Car cette année, à peine
l’automne s’était installé que les fleurs s’étaient mises à perdre leurs milliers
de pétales si convoités. Un à un, ils
s’étaient envolés, sans que la propriétaire ne puisse les retenir. Ce qui fait que, depuis quelques jours, le rebord
de la baie vitrée, tapissée de ces pétales, semblait envouter les piétons dont
le regard entrait immanquablement dans la cuisine, sans gêne, sans crier gare,
directement dans l’intimité de la demeure hirsute dont le toit était presque
entièrement recouvert de vignes et dont la fondation, envahie de mousses et de lichens,
était cachée par la densité des graminées.
Mais ce qui singularisait véritablement cette demeure à l’écart des
colliers d’habitations uniformes, c’était les vastes fenêtres jamais affublées
de rideaux : nues selon les uns, elles étaient pourtant soigneusement
coiffées de feuilles et chaussées d’herbes, ce qui suffisait amplement à les
habiller, du moins selon l’opinion divergente de la résidente en ce qui avait
trait au concept de la beauté. Et contrairement
à ce qu’on en disait au village, cette négligente transparence n’en était pas
une : elle obligeait la propriétaire à monter la garde régulièrement sur
son périmètre afin de surveiller tout éventuel changement d’orientation
végétale. Car la nature se moquait bien
de son âge avancé et de ses faux pas de plus en plus marqués. De toute façon, sa démarche avait toujours
manqué de souplesse. L’esprit ailleurs,
occupée à ne rien manquer des détails environnants, il lui arrivait fréquemment
d’être victime de ses propres étourderies.
Or, jamais elle ne s’en était plainte.
Au contraire, plutôt que de s’apitoyer sur son sort, elle semblait
nourrir volontairement ce trait de caractère qui lui permettait en revanche d’être
à l’affut des perpétuelles transformations au sein du paysage sauvage qui
l’enveloppait. Comme en cet
instant. De la fenêtre de cuisine de sa
modeste maison, elle cueillait du regard la nouvelle maille que plaçait
soigneusement l’araignée tisserande au coin du châssis extérieur tout en
continuant de récurer un plat qui, à son insu, éclaboussait maladroitement le
comptoir couvert de taches grisâtres.
Puis trop brusquement, ses yeux plissés cessèrent de focaliser le détail
pour s’agrandir exagérément en direction d’une voix inconnue qui provenait de
l’extérieur. Quel curieux personnage
chantonnait ainsi de si bonne heure? Car
jamais présence humaine ne l’avait dérangée aux premières lueurs du soleil
levant.
L’embrouillamini de la trop vieille Mme Bessette ne dura pas. Rapidement se matérialisa un petit bout
d’humain, propriétaire de la voix mélodieuse.
En un bond, l’enfant s’arrêta net devant le cadre de bois où se trouvait
la dame et se mit sur la pointe des pieds pour rejoindre le rebord de la
fenêtre. S’offrait alors à la fillette, une
image figée dans le temps qu’elle avait d’abord prise pour un tableau, gros
plan d’un modèle féminin qui avait été surpris dans l’exécution d’une corvée habituelle. Ce n’est qu’au bout de quelques instants que
l’enfant se réveilla de ses songes alors que clignèrent les paupières des
grands yeux verts de ce personnage qui se mit aussitôt à lui adresser la parole
avec mépris :
-
Tu
n’es pas d’ici, toi, affirma la vieille dame qui n’aimait guère les visites
impromptues.
Sans doute effrayée par le ton de voix de celle qu’elle épiait pourtant
depuis un certain temps, la fillette s’enfuit jusqu’au saule qui se trouvait à
l’orée du bois. Au loin, elle pouvait alors
observer, en toute quiétude, la silhouette de Mme Bessette qui n’avait pas
encore décollé son nez de la moustiquaire de la fenêtre.
II
C’était la nuit. La lune,
complice de longue date des jouissances gustatives de Mme Bessette, connaissait
bien la teinte rosée du mur de la chambre sur lequel elle couchait sa blancheur
pour que vienne se profiler la silhouette bien connue. Car il arrivait régulièrement que s’esquissent
sur cette surface lisse des mouvements de va-et-vient, que se dessine sur cette
toile vierge, une même courbe rectiligne longeant une crevasse bien visible. Raison pour laquelle, sur sa table de chevet,
Mme Bessette ne manquait pas, avant que vienne l’heure du coucher, de remplir le
pot scellé de biscuits préparés en matinée et de rafraîchir le verre d’eau jusqu’à
ras bord même s’il contribuait à cerner le bois déverni que la petite lampe
tentait en vain de camoufler.
Toutefois, au petit matin, son insomnie nocturne ne l’empêcha pas de se
réveiller ragaillardie. Car elle s’était
levée avec une mission : découvrir l’identité de l’inconnue qui lui était
apparue par surprise hier matin. Elle
commença donc sa recherche en scrutant chaque recoin de son cerveau afin de
retrouver un trait particulier commun avec un membre du village voisin. Sans succès, elle emboîta le pas de la
première villageoise qu’elle aperçut vers neuf heures, le bras droit chargé
d’un panier débordant de pommes.
-
La
cueillette était bonne, Mme Demeuronne? s’enquit Mme Bessette qui s’efforçait
d’adopter un ton convivial alors qu’elle n’avait vraisemblablement aucune envie
de bavarder.
-
Oui,
reçut-elle tout bonnement en guise de réponse.
Car cette retraitée de l’enseignement, se rappela-t-elle avec
soulagement, ne causait qu’en de très rares occasions. À croire qu’elle avait trop parlé devant les
enfants pendant de trop longues années.
Voyant qu’elle ne semblait vouloir ralentir la cadence de ses pas, Mme
Bessette l’apostropha avec la question qui lui taraudait l’esprit depuis la
veille.
-
Est-ce
que, par hasard, vous auriez vu déambuler une jeune fillette inconnue au village?
Il n’en fallu pas davantage pour immobiliser complètement Mme Demeuronne
qui se retourna aussitôt.
-
Des
fillettes, Mme Bessette, je ne peux point les compter au village. Mais tout comme moi, il vous serait aisé de
les reconnaître si vous étiez moins entêtée à vous isoler.
Puis elle tourna les talons sans attendre la réplique et continua son
chemin vers le village qui se profilait de l’autre côté de la colline.
Lorsque Mme Bessette rebroussa chemin, bredouille, sa maison, bien
enracinée, l’attendait sagement. Les
jolies volets rose flamboyants qu’elle entrevoyait parmi l’entrelacement des
tiges de graminées et de vignes lui rappelèrent de vieux souvenirs d’enfance
lorsque sa mère lui paraît les cheveux de splendides rubans soyeux de cette même
couleur éclatante. Cette pensée ralluma
en elle la joie de vivre de son enfance qu’elle avait préservée au fil du
temps.
Perdue dans ses souvenirs, Mme Bessette entra dans son jardin sans
porter attention au loquet de la barrière qui avait été levé et à la porte qui
se laissait doucement bercer par le vent.
Conséquemment, la fillette inconnue qui s’était clandestinement
introduite à l’intérieur du terrain clôturé arriva une seconde fois à ébahir la
vieille dame qui l’aperçut aussitôt.
Tout près de la maison, l’enfant, allongé sur un flanc, observait
attentivement quelque chose d’imperceptible du point de vue de Mme Bessette. Or, lorsque la petite entendit le bruit de
pas sur les quelques feuilles mortes, elle détacha soudainement son regard du
motif de son émerveillement, tourbillonna sur elle-même et se positionna en tailleur,
tête relevée exagérément vers celle qui, debout, bras croisés, faisait la moue.
-
Il
n’est pas permis de t’introduire ainsi chez les gens, lui lança la vieille dame
sans ménagement.
Mais cette fois-ci, la petite ne se sauva pas. Bien ancrée au sol, la fillette retenait le
regard adulte de ses yeux atypiques couleur de blé tout en caressant, d’un
mouvement de va-et-vient circulaire, l’épais tapis d’herbes rases sur lequel
s’abandonnait une partie de son corps frêle d’enfant.
Doucement, elle tendit lentement sa main droite vers l’adulte qui, tout
à coup, accepta d’entrouvrir son cœur.
En s’accroupissant, la vieille dame tenta de balayer la douleur de ses
courbatures pour accueillir la main de la fillette qui, sans un mot, la tira à
pas de velours vers les feuilles meurtries de la vigne grimpante qui s’agrippaient
tant bien que mal sur les parois rugueuses de la maison. On aurait dit qu’elles avaient été criblées
de balles, ces feuilles qui pendouillaient tristement sur les tiges à moitié dénudées. Mme Bessette devait bien s’avouer vaincue cette
fois-ci, car elle avait véritablement échoué contre la sauvagerie. Il fallait croire que les petites bêtes
avaient profité de son inadvertance sur ce versant pour attaquer librement la
verdure qu’elle avait cru, à tort, protégée par les chauds rayons du soleil qui
s’attardaient longuement ici, en après-midi.
Sans hésiter, les deux complices s’affairèrent à déplacer les escargots
de la vigne endommagée vers une végétation luxuriante à l’orée de la forêt tout
au fond de la cour grossièrement aménagée.
-
Ici,
les escargots pourront participer à l’équilibre de l’écosystème de ce bois sans
détruire, le printemps prochain, par leur appétit vorace, mes belles vignes
verdoyantes. Car ma petite maison se
sentirait bien nue sans son écran solaire naturel qui protège la couleur rosée
de ses briques, affirma Mme Bessette tout en terminant de placer délicatement
les petites coquilles gluantes à l’ombre des végétaux.
Précédée de la fillette, elle réussit sans trop de mal à relever son
corps vieilli et à se diriger vers le petit sentier étroit menant vers sa
maison. En embrassant le paysage qui
s’offrait à elle par devant, elle se rappela la chance qu’elle avait de
posséder une demeure si joliment chapeautée d’un grand érable argenté, car
entre les feuilles ensoleillées d’automne, les rayons diffus du soleil
coloraient l’atmosphère environnante d’une douce teinte de blé. Grâce à ce gigantesque parasol, elle avait
toujours l’impression d’être à l’abri de la nuit. Les bourgeons enveloppés de gouttes de rosée,
les feuilles épanouies couvertes de pluie, la couverture de neige sur l’écorce
irrégulier, tous faisaient chatoyer, scintiller la luminosité d’en haut d’une
façon telle qu’on avait l’impression d’appartenir au ciel, alors qu’on était
blotti dans ce petit coin de paradis.
L’enfant qui s’en était allée en sautillant, déjà, était au pied de
l’escalier arrière, caressant la main courante écaillée qui trahissait l’époque
de la jeunesse éloignée de cette propriété.
Ses longs cheveux au vent, libres, rappelaient les broussailles
envahissantes de l’arbrisseau échevelé qui s’étaient faufilés entre les
barreaux du petit palier.
-
Il
faudra m’occuper de ce buisson en cavale, se réprimanda-t-elle en le comparant à
son jumeau de droite, bien taillé.
Au bout du petit sentier, elle s’aperçut que la fillette était déjà disparue. Elle s’en était allée avec le soleil étiolé
sans avoir encore prononcé un seul mot de la journée. C’est alors que la porte arrière de la maison
s’ouvrit pour laisser entrer l’accalmie suivie de ce corps avachi qui en
profita pour se profiler un chemin vers le canapé bien installé à l’étage
devant la fenêtre en baie. Du haut de
son petit belvédère, elle assista, comme à tous les soirs, au miroitement des
lumières de réverbères du village dont elle avait jadis choisi de se détacher
pour mieux glisser vers son jardin d’éden qui avait pourtant toujours existé au
creux de ses pensées. Car elle se
souvint qu’enfant, elle écrivait déjà mille et un récits, toujours accompagnés
de croquis aux détails descriptifs minutieux.
À son grand émerveillement, ces espaces imaginaires sacrés s’étaient un
jour manifestés en cette demeure si longtemps rêvée.
L’apprivoisement
I
-
Kwei!
Vraisemblablement, la fillette qui se tenait devant la fenêtre
interpellait Mme Bessette qui se mit à fleurir en la voyant sourire. Contre tout espoir, elle était revenue, elle,
avec en bandoulière, son bouquet de rires fontaine.
Mme Bessette venait donc d’élucider le mystère qui planait dans
l’atmosphère. Il s’avérait donc
véridique que la petite fût étrangère à toute cette communauté bien enracinée
dans le brouillard matinal qui planait là-bas, au-dessus de la contrée.
-
Mon
nom est Kokoptcitc, ce qui signifie « petit papillon » en langue
algonquine atikamekw.
Les présentations faites, elles se dirigèrent aussitôt au bout du petit
sentier pour vérifier l’état des petits escargots nouvellement immigrés. Or, déjà, elles constatèrent que leurs
protégés s’en étaient déjà allés dans le sol pour se préparer à hiberner. Car ce matin, on était loin des températures
enflammées de l’été. La vieille qui
commençait à frissonner invita tout de suite la fillette à se blottir dans la
maison contre le feu de cheminée.
En entrant, Kokoptcitc se laissa accueillir par la douce blancheur des
murs teintés de citron orangée. Ce
subtil coloris s’était créé au sein des flammes crépitantes et dansantes, puis s’était
dispersé dans l’espace à partir du grand âtre tout comme l’avait fait le jaune
des feuilles extérieures en s’introduisant dans la pièce par la fenêtre où,
calmement, elles se dodelinaient. Par
devant, la fillette aperçut, sur le comptoir de neige de la cuisine, les
biscuits citronnés qui semblaient aussi vouloir faire partie de cette féerie de
couleurs ambrées, car partout s’était répandue le parfum acidulé de ce
fruit ensoleillé.
Toute pénétrée de la chaude couleur illuminée, le corps de Kokoptcitc accepta
de s’abandonner à la mollesse du divan qui enveloppa tout son corps pour tenter
de le réchauffer aussi bien que le foyer qui grésillait à ses pieds. Jamais n’avait-elle connu de moments plus
réconfortants. Si bien qu’elle continua,
stupéfiée, de balayer du regard cette grande pièce ouverte où circulait une
énergie à la fois vivifiante et relaxante.
À sa droite, l’éclat des blanches armoires s’était mêlé au bleu profond
du mobilier du salon pour aboutir sur les napperons pastel déposés sur la table
par Mme Bessette qui attendait son invitée.
-
À
table, mon enfant, répéta la vieille dame nostalgique qui voyait dans la
petite, son enfant devenu grand.
Kokoptcitc était remplie de bonheur en se délectant de si bonnes
pâtisseries, ce qui réchauffa le cœur de sa vieille amie qui la regardait
déguster lentement son troisième biscuit.
II
Quelques semaines passèrent.
Lentement. Désormais, la maison
semblait bien vide en l’absence de Kokoptcitc.
Car les rires de la petite ne rebondissaient plus sur les murs, et ces
murs ne s’abreuvaient plus de la joie enfantine. Surtout depuis que les paysages enchanteurs
multicolores avaient cédé leur place à la couverture infinie d’immaculée blancheur. Quoique resplendissante, l’immobilité de
cette neige invitait incessamment la vieille dame à s’arrêter, à se poser. Or, ce silence imposé résonnait en elle-même. Comme un appel de la mort oubliée.
III
Vers la fin de l’hiver, alors que Kokoptcitc se dirigeait d’un bon pas
vers la petite maison couleur bonbon et qu’elle était remplie de toutes les réminiscences
d’une amitié qui avait commencé à germer, un vent glacial l’attaqua de plein
fouet. Le choc fut tel qu’elle sombra
dans une extrême confusion. De chaque
côté de la rue De Florence, le néant s’était installé. Car hormis les champs saupoudrés de neige et le
trottoir bordé d’arbres bien enracinés, rien ne s’offrait au regard. Aucune trace de débris rosés d’un souvenir
abandonné.
Mais alors, comment avait-elle pu tout imaginer? Où se trouvait sa vieille amie avec sa
demeure si épanouie? À l’endroit où existait,
dans sa mémoire, le refuge qu’elle avait tant aimé, elle se mit à marcher. Seul le souffle du vent accompagnait ses pas
feutrés. Puis lentement, elle vit, tout
là-bas, en perçant de ses yeux le brouillard d’une incomparable densité,
l’apparition de la petite maison qui était restée immaculée.
Mme Bessette, surprise une fois de plus par la visite de sa petite
protégée qui arrivait toujours de façon inopinée, ne put cette fois-ci cacher le
trouble qui balayait en elle sa tranquillité d’esprit. Alors que des rides lui crevassaient de plus
en plus le visage à force d’égrener les années, Kokoptcitc, qui s’était
absentée depuis maintenant au moins dix bonnes années, était pourtant encore à
l’image du passé.
Ce n’est qu’après la dernière étreinte de l’enfant éternel qui partit
s’abriter à l’ombre du grand saule tout au bout de l’allée que Mme Bessette se promit
à elle-même :
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