Vérité ou illusion
Le jardin
I
C’était à la fin du printemps odoriférant, la quête toujours florissante
en son sein, qu’elle posa enfin son regard au jardin, cette petite brèche dans
le paysage qui avait pourtant toujours existé au tournant de la route des
grands chênes et de la forêt tranquille, mais sur laquelle elle n’avait jamais
posé son regard perdu.
Ce jour-là, lors de sa levée machinale, elle n’avait rien ressenti de
particulier. Ni en sirotant son thé,
endormie, ni en chaussant ses vieux souliers de randonnée ou en verrouillant la
porte à clé. Elle prit l’itinéraire
habituel, d’un pas toujours aussi vif, jusqu’à ce qu’elle arrive à la croisée
des chemins, au bout de la petite route qu’elle empruntait à tous les matins. Aussitôt arrivée au carrefour, elle s’arrêta
net. Une étrange sensation de chaleur entremêlée
d’une curiosité inhabituelle envahirent tout son être lorsqu’elle aperçut, sous
une lourde branche de feuilles vert pomme, un tapis rosé qui jonchait le
sol. Des pétales allongés peignaient la
terre basanée. Pourtant, depuis toutes ces années de promenade, elle n’avait
côtoyé que des cimes verdâtres et des tapis de jeunes fougères en cette saison
de l’année. Mais elle voyait bien à cet
instant toutes ces teintes pastels se laisser balayer doucement par la brise. Promptement, tout son corps se pencha sous
l’arche, puis se laissa guider vers cet espace secret.
À pas de velours, yeux béats, elle sentit en elle, en traversant ce
portail, comme une nouvelle essence de sève couler dans ses veines. Inondée de fleurs, d’odeurs et de couleurs,
elle dut camper fermement ses deux pieds au sol pour ne pas vaciller devant
toute cette splendeur qui s’offrait à elle.
Car se déployaient par-devant, en toute nudité et grandeur, une dizaine
de pommiers, de cerisiers et de lilas en fleurs couverts de bouquets de muguets
à leurs pieds.
Elle resta un instant immobile. Comment
cet endroit paradisiaque avait-il pu lui échapper après tant d’années? Elle croyait connaître tous les passages
sinueux, étroits ou sombres, tous ceux bordants l’eau claire et toutes les
clairières. Elle avait pourtant visité
tous les prés, tous les boisés et toutes les forêts environnantes. De toute évidence, elle s’était trompée. Et au milieu de ce joyau, elle trouva encore
plus inusité ce banc en bois aux accoudoirs couverts de vignes qui trônait au
milieu de la place. En s’y approchant,
elle passa respectueusement sa main sur le bois vieilli. Car il semblait que ce témoin solitaire avait
quelque chose à lui dire et qu’un simple contact de la main pouvait réveiller
des paroles endormies. Mais il ne se
passa rien. Alors elle pensa qu’ils
devaient d’abord, peut-être, faire connaissance. Elle s’assied donc, en attente de quelque
miracle, et contempla la vue de ce jardin magique en essayant d’absorber toutes
les beautés qui l’enveloppaient. Craignant
ne plus jamais retrouver cette oasis, elle décida de rester encore un peu - ou
longtemps - dans cette bulle hors du temps, malgré les minutes qui s’égrenaient
tout là-bas.
À quand remontait sa dernière accalmie?
Car pour tout dire, sa vie se résumait à une ribambelle d’activités de
toutes sortes, motorisée par une ambition toujours grandissante. Elle avait appris très jeune l’importance de
se dépasser et elle excellait dans l’art d’agir et de réagir.
Or, pour la première fois, elle s’était posée. Malgré les fourmillements dans ses pieds
ballants, comme suspendus dans le temps, elle acceptait de laisser choir son
corps tout entier sur ce récif en bois.
Du moins pour un instant. Car ses
muscles décontractés n’eurent qu’un bref répit.
Après seulement quelques minutes de détente, il ne fallut qu’une
fraction de seconde pour que son corps se raidisse. Un son - à droite du plus beau lilas fleuri -
qui semblait correspondre à des craquements de branches sous des pas, la tira rapidement
de ses songes. Car des pieds avançaient immanquablement
d’un pas lent mais régulier. Tout son
être était désormais en alerte. Elle
aurait voulu fuir, mais elle restait pourtant immobile, comme paralysée par sa
curiosité. Elle attendait.
II
Au bout de ce qui lui parut une éternité, un vieil homme se fraya un
chemin parmi les rameaux fleuris. À son
entrée, il la regarda, élargit son sourire en la découvrant, et sans un mot, se
dirigea vers le premier lilas en fleurs qu’il se mit à scruter. On voyait dans son regard, une tendresse, et
ses yeux étincelants laissaient entrevoir une part de son enfant intérieur
toujours bien vivant.
Absorbé dans sa contemplation, il ne s’occupait pas de cette femme. Son attention se fixait d’une fleur ouverte à
un bourgeon naissant, d’une ramification à un stigmate couvert de pollen qu’il
rapprochait chaque fois de son visage avec une grande délicatesse, du bout de
ses doigts aquilins. Ses yeux plissés,
en quête de l’infiniment petit, observaient toutefois régulièrement l’ensemble
de la toile ou, plus haut, le ciel bleuté et parsemé de nuages en mousseline.
Puis, il se tourna enfin vers elle, mais pour ne prononcer que ces
quelques mots avant de s’éloigner, la laissant seule et désorientée.
-
Tout
se trouve dans la nature.
III
Le vieil homme maternisait ce jardin depuis plus de 50 ans. Il avait découvert, jadis, au milieu de nulle
part, un espace vide où ne croissait que le néant, hormis quelques arbres
rarissimes qui survivaient malgré leur isolement. Il avait voulu faire germer la beauté et y
était justement parvenu au bout de quelques longues années de travail ardu et
de bienveillance. Aujourd’hui, la nature
lui rendait généreusement ses efforts en pourvoyant, à sa façon, à la floraison
luxuriante, à la croissance des plantes et à la récolte des fruits parfois
jusqu’à l’aube des premières poussières enneigées. Car le temps, sans crier gare, lui avait ôté
sa souplesse d’antan. Mais il ne s’en
souciait que rarement depuis qu’il avait découvert en lui cet enfant éternel
aux yeux de paillettes d’argent.
Au bout du sentier menant à sa coquette demeure, il encercla son domaine
du regard, satisfait. La maisonnette haut
perchée surplombait un lac inconnu et était à demie encerclée d’arbres matures
et de fleurs abondantes poussants spontanément à l’ombre ou au soleil. Il gravit quelques marches coiffées de mousse
coussinée puis, la porte toujours débarrée, entra directement dans la cuisine
sans encombre et se laissa accueillir par l’odeur alléchante du repas qu’il
s’était préparé avant sa visite quotidienne au jardin. Accompagné des oiseaux et arbres musicaux, il
mangea à sa faim. Puis il descendit
quelques marches, cahier et stylo en main.
C’était son rituel. Les deux
pieds dans l’eau au bout du quai, il écrivait.
Poésie, récit, essai philosophique, journal, pensée du jour, le choix de
la forme du discours était assujetti à son inspiration du moment. Et la muse ne manquait jamais de l’accompagner
dans ses choix. Vivant simplement, il ne
semblait jamais avoir souffert d’isolement.
La nature avait toujours été sa compagne et lui avait appris, en quelque
sorte, à apprécier, ou, du moins, à accepter la solitude que la vie lui avait
imposée. Résigné, il acceptait sa
captivité. Car intérieurement, il
demeurait, bien involontairement, cet oiseau blessé.
Alors qu’il était plongé dans l’une de ses plus belles rédactions, son
esprit matérialisa malgré lui l’image de la femme aperçut au jardin ce matin-là. Après quelques minutes de combat intérieur, il
choisit de battre en retraite et capitula volontairement en suspendant la
rédaction d’une phrase laissée brouillon pour un temps.
Il savait que la nature lui avait envoyé cette femme. Il savait aussi qu’elle reviendrait au jardin,
donc qu’il la reverrait. Son cerveau
tourbillonnant de pensées accepta rapidement de lâcher prise et de ne pas
insister pour comprendre.
À première vue, cette quadragénaire lui avait semblé farouche. Comme si la nature elle-même l’avait façonnée. Ses cheveux de blé, retenus maladroitement en
chignon, étaient tirés par des mèches en bataille; ses sourcils en broussaille
n’avaient jamais été domestiqués; plus bas, ses jointures proéminentes
rappelaient les nœuds des nouvelles branches; et tous les membres de son corps
qui se balançaient de façon disharmonique, à des rythmes si différents, présageaient
une personnalité de fleur sauvage. Qu’elle
s’apparente à une pâquerette, à un bouton d’or ou à une chicorée, il savait
qu’elle se laisserait difficilement apprivoiser. Pourtant, il avait vu ses yeux verts de
feuille, il avait plongé dans ses prunelles glacées. Il sentait en lui que la quête était déjà
commencée : comment trouver une
façon de l’aborder sans l’effrayer? Il
avait vu sa flamme éteinte. Comment s’y
prendre pour la rallumer? Il craignait de
blesser son corps frêle en un simple regard.
Car il se souvint qu’elle était toute menue dans ses vêtements de sable agités
par le vent aride de ce matin de juin.
Tellement qu’il avait d’abord cru au mirage et l’avait oubliée pour un
temps. Mais malgré ses quatre-vingt ans avancés,
il savait qu’elle n’était pas le fruit de son imagination en cavale. Il en était persuadé.
IV
Seuls l’arrivée du crépuscule et des moustiques assoiffés vinrent à bout
de son immobilité. Avec empressement,
elle se résigna à se lever et fit marche arrière vers son domicile qui, fort
heureusement, se profila rapidement à l’horizon. Une fois son corps emmitouflé dans la douceur
de sa couverture préférée dont elle se couvrait même en été lors des soirées les
plus fraîches, son esprit se mit à gambader.
Elle constata l’improbabilité de cette découverte et l’étrangeté de
cette rencontre impromptue. De toute
évidence, la journée de farniente avait été très peu à son image. Agacée, elle se rappela les tâches qu’elle
avait prévu accomplir ce matin-là. Mais
elle balaya aussitôt sa remontrance pour revenir aux paroles du vieillard qu’elle
se souvint avoir cueillies sur ses lèvres amincies : « Tout se trouve dans
la nature ». S’agissait-il d’un
conseil à son égard? Elle le trouva bien
prétentieux de se croire sage ou philosophe sous prétexte qu’il avait atteint un
âge mûr. Que connaissait-il de sa vie,
de son passé éprouvant, de ses états d’âme du moment? Pourquoi devrait-elle s’attarder, ne
serait-ce qu’un instant, aux paroles d’un inconnu, de surcroît d’un vieil homme
au visage meurtri par la vie et vêtu de vêtements qui ressemblaient davantage à
des haillons? Aucune réponse ne lui
venait. Or, elle savait très bien
qu’elle ne pouvait nier le bien-être qu’elle avait rapidement ressenti en sa
présence; elle en avait même été déconcertée.
V
Pensée : Tout se trouve dans la nature.
Pour le chercheur en quête de réponses, la nature peut
lui servir de modèle et refléter son image, ses états d’âme endormis. Il suffit d’arrêter le bruit, le mouvement de
l’esprit, et de s’immerger tout entier dans les éléments originels de la Terre.
Arrêter le temps, l’espace d’un moment, afin de dévoiler son âme à travers les allégories
et les métaphores, langage de prédilection de la faune et de la flore.
Jérémy
VI
Depuis sa dernière visite au jardin floral, une sorte de vide s’était
installé en elle. C’était la peur d’être
à nouveau surprise par le vieil homme et la frénésie des exigences du quotidien
qui avaient retenu son élan pour s’y rendre à nouveau. Toutefois, aujourd’hui, elle sentait le
besoin d’y retourner, ne serait-ce que pour y jeter un furtif regard.
À l’intersection où elle avait l’habitude de bifurquer, elle remarqua
qu’herbes et graminées avaient pris d’assaut le seuil du portail.
À son entrée dans le jardin dont elle avait soigneusement préservé une
image mentale, elle laissa s’échapper un éclat de rire, tout étonnée qu’elle
était de voir la place aussi transformée.
Les arbres fleuris du mois dernier étaient maintenant coiffés de
feuilles abondantes qui portaient fièrement leurs différents tons de vert. Quant à lui, le sol couvert de fleurs
sauvages de toutes les grandeurs embrassait généreusement la palette des
couleurs.
Assise sur le banc central, elle se laissa pénétrer par toute cette fantasmagorie. Outre le chemin qu’elle s’était créé en
écrasant quelques fleurs, elle observa que le jardin était immaculé. Elle pensa donc qu’il était possible que le
vieil homme qu’elle avait croisé le mois dernier, soit mort, car aucune trace
d’un autre passage n’était visible de son point de vue.
À son grand étonnement - avait-il pressenti sa pensée funeste? -, l’homme
immortel entra dans son champ de vision.
Il ne sembla pas avoir pris conscience de sa présence, concentré qu’il
était à retenir son équilibre, appuyé sur le tronc d’un arbre.
Après avoir noué les lacets de ses souliers à une branche, le vieil homme
se courba le dos du mieux qu’il le pouvait à son âge et dirigea
précautionneusement ses pieds nus parmi les milliers de fleurs. À chacun de ses pas, il prenait soin de ne
détruire aucune de ses protégées. Ainsi arqué,
ce n’est qu’en se butant sur l’une des jambes de la femme qu’il s’aperçut
qu’elle était revenue et qu’elle était bien réelle.
En relevant la tête, il vit qu’elle avait déjà saisi ses deux jambes
afin de mieux se pelotonner au coin du banc.
On aurait dit qu’elle jouait à qui prendrait le moins de place. Il y eut un temps. Un silence.
Un regard. Puis, le vieillard se
décida à s’asseoir à l’autre bout du banc.
-
Mon
nom est Jérémy.
Sans grande surprise, sa salutation fut rejetée. En guise de réaction, elle serra davantage
ses membres sur son corps et se courba le dos pour mieux dresser sa
carapace. Il n’insista point et choisit
sagement de laisser ce coléoptère reprendre ses esprits. Il se leva et, de la même façon qu’il était
venu, refit le trajet, mais cette fois-ci à mi-chemin, s’arrêtant sur une
grosse pierre pour y prendre place et reposer ses membres courbaturés.
Sans relever le menton, elle montait la garde en jetant des coups d’œil rapides
mais réguliers vers le vieil homme qui se fondait presque dans le décor. Au même moment se déroulait en elle, un
combat virulent. Comment se libérer de ses
chaînes qui à présent l’étouffaient?
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Puis
Jérémy se releva enfin, brisant l’attente de la femme aux aguets qui le suivait
désormais de son regard perçant, la tête bien relevée. À son grand étonnement, plutôt que d’insister
pour lui adresser la parole, il fit encore quelques pas en bossu vers la gauche
et s’arrêta à nouveau. À cet instant naquit
sur son profil un sourire qui le fit paraître soudainement très jeune, comme si
ses rides fondaient au soleil. Tel un
jouet mécanique qu’on aurait remonté, le vieil homme soudainement revigoré
tourna rapidement sur lui-même, se pencha aussitôt sur ses genoux et se mit à
exécuter un mouvement minutieux de va et vient.
Ce regain d’énergie capta immédiatement l’attention de la femme qui se
dénoua lentement. Qu’exécutait-il si
jovialement au ras des couvre-sols? C’est en reconnaissant la mélodie qu’il
fredonnait tout bas qu’elle comprit qu’il cueillait des fraises sauvages. L’entrain du vieil homme pour si peu la fit esquisser
malgré elle un large sourire attendrissant.
Quel curieux personnage pensa-t-elle en l’observant claudiquer sur la
pointe des pieds, s’arrêtant pour repérer la prochaine minuscule motte de terre
qui accueillerait à son tour ses orteils tremblants. Dans ses deux mains scellées en coupole qu’il
tenait droit devant, il semblait transporter un trésor tant ses yeux
scintillaient d’émerveillement. Enfin,
il atteignit, au bout de son périple, le banc en bois où elle était sagement assise. Avec une grande délicatesse, il déposa au
milieu du banc, les fraises qu’il regardait comme des diamants. Il lui en offrit en silence avant de prendre
place de l’autre côté du petit monticule de fruits. Et sans un mot, elle accepta de partager avec
lui, ces petits délices, cadeaux parfaits de la nature. Chacun de ses mouvements étaient calculés
afin d’éviter à tout prix de croiser son regard en regardant les fraises dans
sa direction, ou, pire encore, d’effleurer sa main par inadvertance. Une fois
le goûter terminé, il se leva, remercia la femme d’avoir partagé ce moment avec
lui, et quitta simplement le jardin.
VII
Ce soir-là, une fois le banc-témoin à nouveau seul, de jolies fleurs
multiplièrent leurs éclosions de part et d’autre du dossier, entre les fissures
et autour des accoudoirs. Les adultes au
cœur d’enfant affirmeraient qu’il s’agissait là de la nouvelle demeure de la
reine des fées du jardin. Quoi qu’il en
soit, si une poignée des plus grands peintres de tous les temps avaient été
présents, une voix unanime se serait sûrement soulevée pour affirmer que dans
ce lieu était né, à l’insu de toute humanité, l’une des plus belles œuvres
d’art naturel qui soit.
VIII
À 5h40, le chant des oiseaux la réveilla doucement. Mais ce fut les rayons du soleil qui se
moquaient des rideaux diaphanes qui l’amenèrent à ouvrir lentement ses
paupières encore lourdes de sommeil.
Elle accepta de laisser aller le dernier rêve, et se mit à contempler,
par sa fenêtre, les feuilles du grand arbre qui se balançaient lentement derrière
les ondulations du tissu transparent.
Immobile, elle renaissait néanmoins de plus en plus à chaque inspiration
grâce à l’odeur du café qui avait fait son chemin le long du couloir et de
l’escalier, jusque dans sa chambre, à l’étage.
Tout son être – impatient de goûter à la jouissance inhabituelle de cette
tasse fumante – se décida enfin à se lever.
À son grand malheur, le café n’avait pas suffi à élucider sa pensée. Elle n’arrivait toujours pas à trouver sa
voie depuis son changement de cap. C’est
que, trépignante, elle s’était acharnée à continuer sa course folle. Seul le jardin découvert dernièrement avait
su bercer son âme et calmer son esprit. Et
si, comme l’avait dit le vieil homme, tout se trouvait vraiment dans la nature,
alors elle y découvrirait peut-être son essence. Peut-être même la raison d’être de son
existence.
Un peu plus tard, lorsqu’elle pénétra dans le jardin, celui-ci la fascina. Une nouvelle teinte orangée s’était ajoutée
au décor. Mais ce qui provoqua en elle,
une stupéfaction, c’était le banc transformé qui ensorcelait le regard. L’image de ce trône royal en était
saisissante. Elle n’osait même pas s’en approcher. En pianotant des orteils d’une parcelle de
terre à l’autre, elle se rendit à la grosse pierre afin d’admirer, au loin, ce
miracle. On aurait dit une tapisserie de
fleurs multicolores bien vivantes. Était-ce
possible que des centaines de semences aient germées secrètement à l’intérieur
du bois avant de sortir férocement par chacun des pores de ce mobilier vivant? Car les tiges ne provenaient pas du sol comme
les vignes aux accoudoirs désormais camouflées.
Le vieillard fit son apparition alors qu’elle s’étirait exagérément le
cou vers la scène de prédilection, bouche entrouverte, en extase. Il la repéra sur-le-champ, vêtue qu’elle
était d’une vaporeuse longue robe en chiffon rose pâle qui semblait vouloir
prendre racine dans la terre. Ainsi
parée, elle ressemblait à un ange, surtout lorsque le tissu, soulevé par le
vent, lui esquissait des ailes.
Sans bouger, il la regarda marcher de ses pas éthérés parmi les fleurs
jusqu’au banc. Puis, il se retira sans
bruit derrière une branche fournie, dans l’ombre d’un pommier, afin de laisser la
nature apprivoiser la première, cette grande dame aux allures de fée.
IX
Cette nuit-là, la pleine lune étincelante éclaira les pas de la femme
qui, tirée de son sommeil et ne pouvant se rendormir, se décida d’aller retrouver
le jardin. En chemin, elle remarqua avec
soulagement que les moustiques avait pris congé. Ou peut-être dormaient-ils tous à cette heure
avancée.
Enfin, elle fit un premier pas dans le jardin. Abasourdie, elle voulut s’esquiver en
apercevant la silhouette du vieil homme assis en tailleur sur la pierre au beau
milieu de la nuit. Mais les lucioles qui vinrent l’accueillir par centaine à
l’orée de cet éden l’invitèrent joyeusement à se joindre à la beauté sacrée de
cette nuit étoilée. Le cœur noué, elle
fit lentement son entrée parmi la panoplie de petites bougies scintillantes qui
créèrent autour d’elle, l’apparence d’une éclatante voie lactée.
Malgré le craquement d’une branche sous l’un de ses pieds étourdis, le
vieil homme en position de méditation ne se retourna pas. Il savait que c’était elle. Il prononça tout simplement ces mots.
-
Le
ciel nous fait cadeau de sa lune, ce soir.
Elle se figea.
L’homme avait toujours les yeux fermés.
Aussi se demanda-t-elle s’il ne se parlait pas à lui-même.
Il continua.
-
La
lune est conseillère. Elle offre à qui
le veut bien, un chemin vers son âme, une réflexion miroitée de sa lumière
intérieure.
Puis, se tournant vers elle, il l’invita à s’avancer car, lui
annonça-t-il, il était possible de cueillir les rayons de lune dans l’étendue
d’eau cristalline en bordure du ruisseau.
Était-ce à cause de la douceur des mots qui avaient caressé sa joue
comme une brise ou de ce soudain élan à l’idée que se dévoile son âme masquée qu’à
cet instant précis surgit pour la première fois en elle, un réel sentiment de confiance
originelle?
La lune gibbeuse flottait doucement dans la matrice du jardin. Il avait dit vrai. Elle se prosterna donc devant l’eau claire
pour s’en abreuver, et remarqua, soulagée, que sa soif insatiable n’altérait en
rien le blanc immaculé de la sphère figée.
La quiétude de ce moment de grâce s’évanouit rapidement lorsqu’elle sentit
tous ses membres s’enflammer et son cœur s’emballer. Foudroyée par la peur, elle repoussa
violemment son corps vers l’arrière de ses deux mains trempées.
-
N’aies
pas peur de ta puissance, lui dit-il calmement.
Prisonnière de son angoisse intérieure, elle ignora ces propos et, haletante,
quitta le jardin en courant, laissant le vieil homme seul et désolé.
X
On aurait dit une traînée de paillettes, mais c’était une coulée de
larmes qui avaient perlé jusqu’au sol tout le long de son parcours.
Au sortir de la forêt, alors que la lune se voilait sous un nuage, elle poussa
un cri ténébreux et s’écroula sur la terre humide comme un pantin à qui on
aurait spontanément coupé les cordelettes.
Immobile, elle sentit une mare de noirceur visqueuse grouiller en elle. Et c’est à ce moment, vidée de toutes ses
forces, qu’elle accepta de glisser dans les profondeurs abyssales.
XI
À son réveil, de sa vision brouillée, elle vit le vieil homme aux yeux
doux, souriant légèrement, qui approchait un verre d’eau de ses lèvres
argentées. Affaiblie, elle n’avait pas
la force de le repousser. Sa bouche
prise d’un léger tremblement accepta néanmoins l’eau tempérée.
-
Pour
renaître, dit-il, il faut se dépouiller de ses vêtements souillés.
Ces sages paroles ne firent que glisser sur sa peau. En revanche, elle ne manqua pas d’apercevoir
brièvement la lune, accrochée à la fenêtre, qui la regardait s’endormir à
nouveau.
Une fois plongée dans un sommeil profond, elle se dirigea,
intérieurement, vers le jardin. Un
soleil radieux éclairait les calices colorés des fleurs, mais elle ne s’y
attarda pas, se dirigeant droit devant vers la petite étendue d’eau claire qui
avait déjà laissé s’évaporer la lune au petit matin. Penchée au-dessus de l’eau, elle découvrit le
reflet de son âme qui lui présenta ses joues rosées, ses yeux enflammés et ses longs
cheveux dorés qui tombaient par devant, touchant aux algues, buvant à la
source. Mais d’où lui venait cette
tunique opaline brodée au fil d’argent? Elle
était subjuguée par toute cette beauté! Avec
tendresse, elle effleura son visage imbibé des chauds rayons, puis glissa lentement
ses doigts dans la douceur de sa crinière soulevée par le vent. Après un moment, de sa main immergée, elle
fit danser son reflet frémissant, laissant les ondulations lui retourner des
sourires éclatants.
XII
Le lendemain, le vieil homme eut l’idée, dès son réveil, d’aller
cueillir quelques fruits pour le petit déjeuner à partager. Or, la femme mystérieuse l’avait
précédé. Elle se tenait là, au milieu du
petit potager, les mains remplies de mauvaises herbes. Le voyant arriver, elle lui sourit, à la
grande surprise du vieil homme qui pensait être victime d’une hallucination.
-
Merci,
trouva-t-il seulement à lui dire pendant qu’il prononçait les mots suivants,
intérieurement : « Comment est-ce possible qu’elle se soit si vite
guérie? »
Elle élargit son sourire et continua simplement à arracher les intruses
parmi la plantation diversifiée. Il
remarqua qu’elle avait trouvé le seau qui servait aux récoltes mais qu’elle l’utilisait
tout bonnement pour y déposer les plantes nuisibles. Il la laissa faire. Elle était déjà bien avancée. Quelques minutes à peine lui suffirent pour finir
de dégarnir le potager de ses intruses.
Puis, une fois qu’elle eut terminé, elle s’empara du récipient rempli à
ras bord et plongea ses yeux dans ceux de l’homme, le regard interrogatif.
-
Tu
veux les brûler? lui demanda-t-il.
Elle lui répondit d’un hochement de tête. Alors en silence, ils se dirigèrent vers un
endroit sécuritaire où l’homme s’affairait jadis à cette tâche, puis il sortit
de sa poche un carton d’allumettes et le lui tendit. Quelques flammes suffirent pour transformer
les herbes en brasier. Une fois
satisfaite, la femme s’exprima, pour la toute première fois.
-
J’ai
aperçu, dans le potager, des fruits en bonne quantité, lui annonça-t-elle.
Elle avait une voix cristalline.
Les mots qui s’échappaient de ses lèvres étaient des roucoulements, des
ruissellements.
-
Je
m’y rendais, justement, affirma-t-il.
De retour au milieu de cette abondance, elle insista pour déposer sa
cueillette de fruits dans la poche qu’elle s’était créée avec le tissu ample de
sa robe. Amusée, elle remarqua
rapidement que le textile taché avait vite absorbé le jus des petites baies qui
collait désormais à sa peau visqueuse. De
son côté, le vieil homme, par habitude, se servit simplement de son seau – qu’il
balançait comme un pendule du bout de son anse métallique – pour y disposer les
fruits les plus mûrs.
De retour à la maison quelques mètres plus loin, ils nappèrent leurs
fruits de crème fraîche dont ils se délectèrent avidement.
Puis, le vieil homme brisa le silence.
-
Que
fais-tu de ta vie?
-
Que
fais-tu de la tienne? lui renvoya-t-elle du tac au tac.
L’homme lui sourit. Il ne savait
quoi lui répondre. Car depuis trop
longtemps, il laissait la nature lui tracer sa voie.
-
Et
si nous le découvrions ensemble? lui suggéra-t-il.
XIII
Ils passèrent la journée à discuter.
De souvenirs, du quotidien. Libres. Loin de tous ces autres. En toute complicité. Puis soudainement, d’un commun accord, ils comprirent
que quelque chose devait changer. Pour évoluer. Pour apprendre. Pourtant, ils demeuraient immobiles,
attendant de l’autre, un mouvement, un geste, un regard. Briser le silence. Insuffler du courage. À l’âme.
Et au corps étourdi par la vie.
Mais rien ne bougeait. Aucune brise
ne les caressait. La nature s’était,
pour un temps, retirée, les laissant décider de leur sort, choisir la suite de leur
destinée. Car nul ne savait le nombre de
pas qu’il leur restait à marcher.
La femme se décida la première à déposer un son dans l’espace qui les
entourait. Car l’air
s’alourdissait.
-
Mon
nom est Marie-Ange, lui annonça-t-elle enfin.
-
Eh
bien, avec un nom pareil, je crois que tu pourrais montrer la voie à un vieux Jérémy
comme moi.
Avant leur départ, le jour-même, le vieil homme alla faire ses adieux au
jardin qui s’était momentanément assombri au passage d’un nuage. Il sentait que c’était le temps d’ouvrir les
vannes depuis longtemps refermées et de reprendre le cours de son voyage jamais
terminé. C’est spontanément qu’ils
avaient choisi de quitter la routine du quotidien pour aller voir ce qu’ils
pourraient bien y découvrir ailleurs, dans les lieux inconnus et inexplorés de
ce si vaste monde peuplé d’âmes extraordinairement variées.
XIV
Près d’un mois s’était écoulé depuis leur départ. Toujours vers l’avant, ils marchaient. Mais de façon plus fluide. Le nouveau sentier des dernières heures,
couvert de sable doux, permettait enfin à leurs pieds, nus, de respirer en
toute liberté. Enracinés désormais à la
terre, ils avaient pris leur envolé. Ce n’était plus comme avant, comme au début
de cette quête où ils sentaient leurs deux pieds emprisonnés par leurs souliers
devenus trop étroits à force d’avancer. Ils
avaient tous deux évolué, mais d’une manière si particulière à chacun. Car c’était seuls qu’ils marchaient, en respectant
l’autre, au loin, mais sans jamais le perdre du regard.
Marie-Ange avait un style bien à elle, se déplaçant vaporeusement, comme
sans effort, mais s’arrêtant régulièrement pour admirer le paysage toujours
changeant. Tantôt couverte d’arbres
parasols la protégeant des rayons brûlants, tantôt à découvert, en proie
volontaire, dans la plaine inondée de maïs et de blé, toujours elle se laissait
émerveiller. Et en respirant les effluves
d’algues délaissées sur la rive mouvementée, elle avait somme toute appris
comment douce était la vie. Puis, déjà,
elle avait compris qu’il fallait continuer de marcher malgré la pluie, qu’elle
devait se laisser transporter par le temps ou par le vent qui, au bout du
compte, l’aidait toujours à courber le dos au bon moment et à continuer de
croire à l’impermanence de chaque instant.
Derrière elle, Jérémy avançait de façon saccadée. Chaque pas était mesuré. C’est qu’il prenait son temps, laissant ses
yeux tremper dans le repli d’un pétale ou dans le scintillement d’une roche
imitant un précieux chatoiement. Rien ne
lui échappait. Mais à chaque instant, il
se désolait de la nature limitée de sa mémoire encombrée qui ne saurait tout emmagasiner
de cette beauté momentanée. Et pourtant,
en relevant la tête, il la voyait, elle, par-devant, qui l’amenait à croire que
l’avenir, encore, existait. Elle lui
rappelait, par sa démarche décidée, d’avoir confiance à la fois en la vie et en
son corps vieilli et de s’accorder encore quelques années pour concrétiser un
rêve ou une idée longtemps abandonnée.
Soudainement, le crépuscule fit pâlir la distance entre les deux corps
fatigués. Ensemble, ils découvrirent, à
pas cadencés, un paysage décoloré qui ne leur semblait plus aussi étranger. Croyant s’être condamné à l’exil, ils
n’avaient que tournoyé en orbite autour du jardin sacré.
-
On
dirait bien que la nature de notre contrée nous ait plutôt conduits sur le
sentier intérieur des profondeurs de notre intimité. C’est le jardin de notre âme que nous avons
visité! affirma-t-il.
-
Pourtant,
tout nous semblait si différent! ajouta-t-elle.
-
C’est
parce que nous n’avions jamais parcouru le chemin labyrinthique de notre
âme. Parce que nous n’avions jamais
côtoyé, en nous, toutes ces beautés insoupçonnées, lui répondit-il.
-
Qu’allons-nous
faire maintenant? demanda-t-elle.
-
S’aimer
encore plus et accepter d’exister, pensa-t-il à voix haute.
Et elle ajouta :
-
Accepter
d’exister, c’est mordre dans la vie jusqu’au bout. Accepter d’exister, c’est faire des choix
courageux, en créant sa destinée, un projet à la fois. Donc que feras-tu maintenant?
Ragaillardi, le vieil homme se mit en route vers sa demeure, un grand
sourire illuminant son visage.
-
Et
toi? lui demanda-t-il simplement en la regardant une dernière fois avant de
poursuivre sa route vers l’avant.
En ouvrant la première fenêtre de sa maison, à son arrivée, Marie-Ange
laissa s’échapper des notes de musique qui voyagèrent jusqu’à une maisonnette
isolée aux fenêtres encore toutes illuminées à quelques pas de là. Jérémy releva la tête en humant l’air mélodieux
qui passait droit devant et affirma :
-
Tiens,
la lune éclaire le ciel de son flambeau, ce soir.
Souvenirs d’enfance
I
En cette trop belle nuit d’été, son esprit éveillé glissa sur la chaise
berçante illuminée qui se reposait calmement sur le porche. Une
fois son corps fusionné à la chaise mouvante, le vieil homme, hypnotisé par le lent
va-et-vient du balancier, ne remarqua pas la vague des souvenirs du passé s’immerger
dans sa mémoire, et, à force de tanguer, rencontrer la mare du présent. À son insu, une fissure dans le temps se créa
dans l’air suspendu et engendra l’inimaginable.
Était-ce une vision, un simple mirage issu de son imagination ou une
inconcevable réalité qui reposait là, à quelques pieds du vieil homme éberlué?
Quoiqu’il en soit, devant ses yeux se tenait l’enfant qu’il avait été il
y a près d’un siècle, celui-là même qui avait encore cette démarche singulière
lui rappelant à l’instant les expressions de sa mère qui le faisaient jadis tant
rigoler. « Mais arrête donc de
faire le bourdon! » lui criait-elle souvent, désemparée. « Ne pourrais-tu pas, pour une fois, marcher
sans tambour ni trompette? » Car en
effet, le petit Jérémy avançait avec fracas : chacun de ses pas étaient
enfoncés dans la terre marqué, chacun de ses pieds étaient plaqués sur le sol
ébranlé. Et ses mouvements militaires saccadés
étaient toujours accompagnés de sifflements, de ronflements ou de claquements
de la langue. « Pourquoi
t’entêtes-tu autant à briser le silence, mon enfant? » Avec le temps, la mère avait compris que seul
l’instrument de magie pouvait lui apporter un peu de sérénité. Elle écourtait donc de plus en plus les
moments chaotiques du petit en sortant régulièrement l’objet vert-de-gris
soigneusement rangé près du foyer. L’effet
inespéré était instantané. Alors la mère
poussait un long soupir de soulagement, se réjouissant enfin de voir son gamin
turbulent tout à fait immobile, en attente de la petite caméra, tête baissée
pour mieux accueillir la solide courroie qu’elle déposait lentement autour de
son cou délicat. Beau temps, mauvais
temps, il partait, toujours en courant, à la chasse aux images, la caméra
appuyée fermement sur sa poitrine à l’aide de ses deux petites mains d’enfant.
II
Le vieil homme tremblant était de marbre. Seuls ses yeux mouvementés qui ouvraient et
fermaient les volets laissaient entrevoir la vie, en lui. Consterné, il scrutait l’enfant qui avançait. Au bout d’un moment, le petit s’arrêta subitement
près de lui et freina de sa main droite, le mouvement de bascule qui s’était
débloqué depuis un temps. Le sursaut du
vieillard provoqua le rire gras de l’enfant moqueur.
-
Tu
as vu ta tête? cria-t-il de sa petite voix
Puis, brutalement, son petit visage vieillit et son expression
s’assombrit. Dressant le dos comme pour
avoir l’air plus sérieux du haut de ses quatre pieds, il chuchota les mots
suivants :
-
Jamais
je n’aurais cru que tu serais devenu aussi somnolent.
Le vieil homme serra ses paupières et boucha ses oreilles de ses mains
agitées. Plusieurs minutes s’écoulèrent
avant qu’il ne se décide à soulever le voile de ses yeux.
Ce n’est qu’en se réappropriant le paysage endormi qu’il s’aperçut,
abasourdi, que l’enfant avait disparu sans qu’il en soit averti. Confus, il pensa que c’était dans ses pensées
qu’il s’était volatilisé. Pourtant, il
aurait juré sur un bûcher que celui-ci n’avait pas été le produit de la
magie. Et voilà justement qu’à ses
pieds, le petit avait laissé l’objet usé par toutes ces années. Lentement, il le cueillit et se mit d’abord à
le dépoussiérer de son souffle fiévreux et à le faire briller de sa manche de
tricot mouillé. Puis, il essuya ses
larmes. Et lorsqu’il approcha son œil
droit de l’objectif de la caméra, un autre phénomène se produisit. Plutôt que de voir son environnement
immédiat, l’oculaire faisait défiler des photos du passé en cavale. Attentif à tous les détails, il observait, à
travers le film des petites lunettes, celui qu’il avait été et qui semblait
aussi réel que l’apparition qui venait de s’effacer. Sur celle-ci, il avait 8 ou 10 ans. On avait immortalisé son éclat de rire qui
illuminait son visage alors qu’il riait à gorge déployée, perché dans un arbre,
les deux bras soulevés au-dessus de la tête, imitant une chute en plongée. Sur celle-là, le garçon à peine plus vieux
courait dans l’eau, le genou droit surélevé pour faire mousser l’eau à chaque
enjambée. Il se rappela, du fond de ses
pensées, qu’il s’amusait jadis à incarner le personnage du matelot secouriste
des passagers, de vieux crapauds et grenouilles emprisonnés. Combien de fois sa mère, qui le regardait
faire en contrebas, lui criait-elle de les relâcher, non par soucis pour les
petites bêtes assoiffées, mais par dégoût et peur de se retrouver, une matinée,
avec une ribambelle de batraciens dans sa cuisine aseptisée.
Le vieil homme se sentait inondé de souvenirs et d’images qui défilaient
en accéléré, comme cet autre qui se dessina dans sa tête :
Il se souvint de ce nid douillet orné de mousses, d’herbes et de plumes,
d’où la belle s’envolait vers le ciel, déployant ainsi le bleu azur de ses
majestueuses ailes lumineuses. Il la
regardait s’éloigner vers le haut, se désolant toujours de la perdre aussi
rapidement dans le feuillage. Or, la
verdure dense du grand arbre essayait peut-être de protéger l’innocence de
l’enfant, car le geai bleu avait malgré lui, un revers sanglant. Il était connu de tout le règne aviaire comme
l’oiseau de malheur qui se transformait, une fois caché parmi les branches, en
un vampire avide d’œufs fraîchement pondus et trop peu camouflés dans les nids d’autres
espèces d’oiseaux victimes de la fatalité.
Fort heureusement, l’enfant ne s’en doutait point, la croyant uniquement
frugivore, insectivore et granivore. Car
il s’était informé auprès de sa mère avant de créer les menus du jour qu’il
déposait quotidiennement dans une assiette à large rebord, là-bas, au milieu du
jardin, en équilibre sur une petite boîte en carton, à l’abri, selon lui, des
écureuils gourmands qui auraient tout dérobé ce qu’il avait préparé avant même
l’arrivée de l’oiseau privilégié s’il ne l’avait pas ainsi surélevée.
Il se rappela qu’à son grand contentement, la femelle geai bleu se
laissait parfois approcher. Après
quelques tentatives manquées, il avait compris qu’il ne pouvait déposer un pas
de plus de l’autre côté de la chaise en bois au bas de l’escalier, sinon, sa
petite protégée tournait brusquement la tête de côté et dressait sa huppe avant
de prendre son envolée, ce qui ne manquait pas de l’enrager, car comment
diantre pouvait-il, muni simplement de sa modeste caméra et ainsi éloigné,
photographier tous les détails de cette si belle créature ailée?
Depuis longtemps, la mère était habituée d’accueillir les larmes de son
petit Jérémy qui pestait en criant contre l’oiseau qu’il rêvait de ne capturer
qu’un court moment. Elle lui répétait
qu’aucun oiseau ne se laisserait admirer longuement. Trop modestes, disait-elle, ils ignoraient
tout à fait notre émerveillement.
Il se souvint que, souvent, le petit qu’il était, rêvait de s’envoler
auprès de son amie ailée pour toucher à ces nuages de coton, le jour, et pour
cueillir, la nuit, une belle étoile brillante qu’il garderait précieusement
dans un pot Masson bien vissé pour que celle-ci veille sur lui quand la lune
invisible demeurerait à nouveau endormie.
Car la noirceur lui collait à la peau comme du goudron. Il étouffait au milieu de ce néant en
l’absence de la sphère lumineuse qui, régulièrement, le laissait seul avec sa
peur qui pesait lourdement sur sa poitrine d’éternel enfant.
III
Certes, le vieillard avait, depuis quelques années, ralenti la cadence,
mais toujours était-il resté émerveillé.
Or, selon l’enfant qu’il avait été, cela ne semblait pas suffire. Il devait vivre pleinement, et non se laisser
aller sur la même vague année après année.
La vie lui avait donné la santé.
Il se devait d’en profiter. Et
c’est en baissant les yeux vers la caméra qu’il comprit ce qui lui restait à
faire de sa destinée et qu’il devait dès maintenant se mettre en route pour y
arriver.
IV
Au même moment, mais un peu plus loin sous le ciel étoilé, Marie-Ange se
délectait de musique de piano, allongée sur le dos et recouverte d’une mince
couverture de soie tissée. Certes, les
douces notes calmaient son corps fatigué, mais elles n’arrivaient pas à stopper
son discours incessant qui portait sur la mise en pratique de ce qui avait été
énoncé il y a un instant. Qu’allait-elle
faire maintenant? S’aimait-elle
véritablement? Acceptait-elle
d’exister? Comment allait-elle faire
pour mordre dans la vie? En avait-elle
le courage? Quel projet devait-elle
commencer?
Désemparée, elle se laissa glisser dans les bras de Morphée. Et au moment où elle tendit la main à cette
grande divinité, son esprit tourbillonna instantanément vers le passé de son
enfance, celui qu’elle avait tant aimée.
IV
Fillette, Marie-Ange passait ses étés au chalet de ses grands-parents. Tout le monde ignorait pourquoi elle aimait tant
attraper les crapets-soleil avec son grand filet de pêche et pourquoi elle
prenait le temps d’observer, dans la grande chaudière orangée, leurs couleurs
diversifiées et leurs comportements particuliers simplement pour leur attribuer
un nom approprié avant de les libérer délicatement, en fin de journée, dans
l’eau du lac. Comme Narcisse, elle
passait de longs après-midis à contempler l’eau parfois ridée par le vent à la
recherche d’un quelconque miroitement.
Si elle n’était pas dans l’eau ou sur le quai, ses désirs du moment la
guidaient notamment derrière le chalet, à ramasser des fleurs sauvages pour le
bouquet de la prochaine tablée, ou dans une petite clairière à cueillir des fraises
ou des bleuets qu’elle déposait dans un casseau à ses pieds, mais toujours aux
aguets des couleuvres ou araignées qui l’auraient terrifiée.
Et à tous les jours, elle partait à la conquête de trésors. Un nouveau sentier truffé de fleurs menant au
carillon d’une mare agitée de grenouilles et de ouaouarons masqués. Une randonnée au sommet de la montagne sur la
piste du renard de ses contes de fées.
Une cachette au pied d’un ruisseau, les deux pieds dans l’eau. Ou une observation disséquée de mousses, de
roches, d’insectes inoffensifs, d’arbres ou de sons enchantés.
Souvent, ses escapades se faisaient seule, libre, soudée serrée à la nature
à qui elle s’adressait et qui toujours lui répondait. Parfois, c’était soit sa grande sœur, soit son
amie voisine qui l’accompagnait. Alors les
deux complices de joies et d’émerveillements partaient sans compter les heures
en sautillant dans cet espace hors du temps.
V
Toujours dans son lit, au milieu de cette étrange nuit, un quelconque
bruit la fit sursauter et débouler de l’escalier des rêves au bout duquel se
trouvait encore la petite fille qu’elle avait été. Or, cette fois-ci, elle était revenue si brusquement
du haut de ce ciel étoilé qu’elle sentait encore une partie d’elle-même
accrochée à son petit corps de fée et à son esprit frivole de ses jeunes années. Elle choisit alors de garder fermées, ses
paupières aux longs cils recourbés, de garder les yeux clos au présent, et de repartir
dans le passé avec Morphée. Mais cette
fois-ci, celui-ci la transporta dans une direction tout à fait opposée à la
première randonnée et qu’elle n’aurait sûrement pas choisie de son plein gré.
VI
« Maman, la maîtresse est menteuse!
Elle a dit que les parents n’étaient pas parfaits et qu’il y avait,
autour de nous, des adultes méchants.
Vous êtes parfaits! C’est moi qui
ne le suis pas! Et pourquoi donc un
adulte serait méchant? » Comme une
scène filmée au ralenti, la mère déposa très lentement son fer à repasser sur
la planche flageolante. Les yeux
exorbités de sa fille déposèrent sur son cœur, une gouttelette de tristesse
qu’elle avait du mal à étouffer.
« Elle a raison, ta maîtresse.
Il faut être vigilent. »
L’absurdité de cette réponse complice accentua le mélange d’émotions de
la petite qui escalada les marches de l’escalier en courant.
La découverte du mal avait été, pour elle, un choc gravé dans son âme que
jamais elle ne pourrait oublier. Car
soudainement, le monde n’était plus un conte de fées. C’était comme si le ciel lui était tombé sur
la tête. Comment ses parents si aimants
pouvaient-ils avoir des défauts sanglants?
Eux qui étaient, pour elle, les plus grands héros de tous les temps.
VII
Heureusement, la nature l’avait toujours enveloppée, protégée. Surtout depuis sa désillusion. La musique aussi.
-
S’il
suffisait de faire glisser la nature dans la musique et la musique dans la
nature? pensa-t-elle, au milieu de la nuit.
-
S’il
suffisait d’aimer et de s’aimer?
La naissance
I
Ils entrèrent au même moment au jardin dans l’espace clos protecteur caché
sous les branches retombantes du saule pleureur. Le giron était assez large pour tous deux les
abriter.
-
Tu
as trouvé ta voie? demanda Jérémy
Elle lui sourit, avança quelques pas et se mit à marcher très lentement
autour de l’arbre en caressant la rugosité de l’écorce du bout de ses doigts
baladeurs. Puis, elle saisit fermement
la branche la plus basse, contracta ses muscles et tira son corps vers le bleu
du ciel qu’on entrevoyait à travers le feuillage. Jérémy, curieux, la regarda s’asseoir là-haut. Au bout d’une minute ou deux, elle commença à
se mouvoir harmonieusement entre les branches en cambrant son dos vers
l’arrière, vers l’avant, tout en déplaçant simultanément ses bras qui semblaient
imiter une vague d’air se faufilant naturellement entre les feuilles humides de
rosée. Enfin! Elle dansait.
Avec la vie. Avec son âme.
Jérémy était ébloui par la symbiose qui s’était instantanément créée
entre la femme et l’arbre qui s’étaient reconnus au premier instant. Pour immortaliser ce moment, il s’agenouilla
et choisit de capter quelques scènes de sa caméra.
Lorsqu’elle s’arrêta, leurs regards se croisèrent.
-
J’ai
trouvé, affirma-t-elle.
-
Moi
aussi, lui répondit l’écho de Jérémy, l’œil droit dans l’orifice de la caméra,
prêt à immobiliser une nouvelle photographie de la vie.
C’est alors qu’une douce brise fit bercer les rameaux pesants, soulevant
le voile de verdure pour laisser entrevoir, au travers les rayons du soleil qui
se déposaient sur le jardin frémissant, deux silhouettes d’enfants qui sautillaient
en riant.