mercredi, mars 29, 2023



Mondes parallèles

La maisonnette

I

Tout droit vers l’horizon, au bout de la rue De Florence, les rameaux du grand saule se reposaient, immobiles. Un calme plat s’était installé en bordure du village. Le vent, enfin devenu brise, soulevait à peine quelques grains de sable sur le trottoir construit trop près de la fenêtre et du rosier sur lequel brunissaient les dernières fleurs.  Car cette année, à peine l’automne s’était installé que les fleurs s’étaient mises à perdre leurs milliers de pétales si convoités.  Un à un, ils s’étaient envolés, sans que la propriétaire ne puisse les retenir.  Ce qui fait que, depuis quelques jours, le rebord de la baie vitrée, tapissée de ces pétales, semblait envouter les piétons dont le regard entrait immanquablement dans la cuisine, sans gêne, sans crier gare, directement dans l’intimité de la demeure hirsute dont le toit était presque entièrement recouvert de vignes et dont la fondation, envahie de mousses et de lichens, était cachée par la densité des graminées.  Mais ce qui singularisait véritablement cette demeure à l’écart des colliers d’habitations uniformes, c’était les vastes fenêtres jamais affublées de rideaux : nues selon les uns, elles étaient pourtant soigneusement coiffées de feuilles et chaussées d’herbes, ce qui suffisait amplement à les habiller, du moins selon l’opinion divergente de la résidente en ce qui avait trait au concept de la beauté.  Et contrairement à ce qu’on en disait au village, cette négligente transparence n’en était pas une : elle obligeait la propriétaire à monter la garde régulièrement sur son périmètre afin de surveiller tout éventuel changement d’orientation végétale.  Car la nature se moquait bien de son âge avancé et de ses faux pas de plus en plus marqués.  De toute façon, sa démarche avait toujours manqué de souplesse.  L’esprit ailleurs, occupée à ne rien manquer des détails environnants, il lui arrivait fréquemment d’être victime de ses propres étourderies.  Or, jamais elle ne s’en était plainte.  Au contraire, plutôt que de s’apitoyer sur son sort, elle semblait nourrir volontairement ce trait de caractère qui lui permettait en revanche d’être à l’affut des perpétuelles transformations au sein du paysage sauvage qui l’enveloppait.  Comme en cet instant.  De la fenêtre de cuisine de sa modeste maison, elle cueillait du regard la nouvelle maille que plaçait soigneusement l’araignée tisserande au coin du châssis extérieur tout en continuant de récurer un plat qui, à son insu, éclaboussait maladroitement le comptoir couvert de taches grisâtres.  Puis trop brusquement, ses yeux plissés cessèrent de focaliser le détail pour s’agrandir exagérément en direction d’une voix inconnue qui provenait de l’extérieur.  Quel curieux personnage chantonnait ainsi de si bonne heure?  Car jamais présence humaine ne l’avait dérangée aux premières lueurs du soleil levant.

L’embrouillamini de la trop vieille Mme Bessette ne dura pas.  Rapidement se matérialisa un petit bout d’humain, propriétaire de la voix mélodieuse.  En un bond, l’enfant s’arrêta net devant le cadre de bois où se trouvait la dame et se mit sur la pointe des pieds pour rejoindre le rebord de la fenêtre.  S’offrait alors à la fillette, une image figée dans le temps qu’elle avait d’abord prise pour un tableau, gros plan d’un modèle féminin qui avait été surpris dans l’exécution d’une corvée habituelle.  Ce n’est qu’au bout de quelques instants que l’enfant se réveilla de ses songes alors que clignèrent les paupières des grands yeux verts de ce personnage qui se mit aussitôt à lui adresser la parole avec mépris :

-          Tu n’es pas d’ici, toi, affirma la vieille dame qui n’aimait guère les visites impromptues.

Sans doute effrayée par le ton de voix de celle qu’elle épiait pourtant depuis un certain temps, la fillette s’enfuit jusqu’au saule qui se trouvait à l’orée du bois.  Au loin, elle pouvait alors observer, en toute quiétude, la silhouette de Mme Bessette qui n’avait pas encore décollé son nez de la moustiquaire de la fenêtre.

II

C’était la nuit.  La lune, complice de longue date des jouissances gustatives de Mme Bessette, connaissait bien la teinte rosée du mur de la chambre sur lequel elle couchait sa blancheur pour que vienne se profiler la silhouette bien connue.  Car il arrivait régulièrement que s’esquissent sur cette surface lisse des mouvements de va-et-vient, que se dessine sur cette toile vierge, une même courbe rectiligne longeant une crevasse bien visible.  Raison pour laquelle, sur sa table de chevet, Mme Bessette ne manquait pas, avant que vienne l’heure du coucher, de remplir le pot scellé de biscuits préparés en matinée et de rafraîchir le verre d’eau jusqu’à ras bord même s’il contribuait à cerner le bois déverni que la petite lampe tentait en vain de camoufler. 

Toutefois, au petit matin, son insomnie nocturne ne l’empêcha pas de se réveiller ragaillardie.  Car elle s’était levée avec une mission : découvrir l’identité de l’inconnue qui lui était apparue par surprise hier matin.  Elle commença donc sa recherche en scrutant chaque recoin de son cerveau afin de retrouver un trait particulier commun avec un membre du village voisin.  Sans succès, elle emboîta le pas de la première villageoise qu’elle aperçut vers neuf heures, le bras droit chargé d’un panier débordant de pommes.

-          La cueillette était bonne, Mme Demeuronne? s’enquit Mme Bessette qui s’efforçait d’adopter un ton convivial alors qu’elle n’avait vraisemblablement aucune envie de bavarder.

-          Oui, reçut-elle tout bonnement en guise de réponse.  Car cette retraitée de l’enseignement, se rappela-t-elle avec soulagement, ne causait qu’en de très rares occasions.  À croire qu’elle avait trop parlé devant les enfants pendant de trop longues années.

Voyant qu’elle ne semblait vouloir ralentir la cadence de ses pas, Mme Bessette l’apostropha avec la question qui lui taraudait l’esprit depuis la veille.

-          Est-ce que, par hasard, vous auriez vu déambuler une jeune fillette inconnue au village?

Il n’en fallu pas davantage pour immobiliser complètement Mme Demeuronne qui se retourna aussitôt.

-          Des fillettes, Mme Bessette, je ne peux point les compter au village.  Mais tout comme moi, il vous serait aisé de les reconnaître si vous étiez moins entêtée à vous isoler.

Puis elle tourna les talons sans attendre la réplique et continua son chemin vers le village qui se profilait de l’autre côté de la colline.

Lorsque Mme Bessette rebroussa chemin, bredouille, sa maison, bien enracinée, l’attendait sagement.  Les jolies volets rose flamboyants qu’elle entrevoyait parmi l’entrelacement des tiges de graminées et de vignes lui rappelèrent de vieux souvenirs d’enfance lorsque sa mère lui paraît les cheveux de splendides rubans soyeux de cette même couleur éclatante.  Cette pensée ralluma en elle la joie de vivre de son enfance qu’elle avait préservée au fil du temps.



Perdue dans ses souvenirs, Mme Bessette entra dans son jardin sans porter attention au loquet de la barrière qui avait été levé et à la porte qui se laissait doucement bercer par le vent.  Conséquemment, la fillette inconnue qui s’était clandestinement introduite à l’intérieur du terrain clôturé arriva une seconde fois à ébahir la vieille dame qui l’aperçut aussitôt.

Tout près de la maison, l’enfant, allongé sur un flanc, observait attentivement quelque chose d’imperceptible du point de vue de Mme Bessette.  Or, lorsque la petite entendit le bruit de pas sur les quelques feuilles mortes, elle détacha soudainement son regard du motif de son émerveillement, tourbillonna sur elle-même et se positionna en tailleur, tête relevée exagérément vers celle qui, debout, bras croisés, faisait la moue.

-          Il n’est pas permis de t’introduire ainsi chez les gens, lui lança la vieille dame sans ménagement.

Mais cette fois-ci, la petite ne se sauva pas.  Bien ancrée au sol, la fillette retenait le regard adulte de ses yeux atypiques couleur de blé tout en caressant, d’un mouvement de va-et-vient circulaire, l’épais tapis d’herbes rases sur lequel s’abandonnait une partie de son corps frêle d’enfant.

Doucement, elle tendit lentement sa main droite vers l’adulte qui, tout à coup, accepta d’entrouvrir son cœur.  En s’accroupissant, la vieille dame tenta de balayer la douleur de ses courbatures pour accueillir la main de la fillette qui, sans un mot, la tira à pas de velours vers les feuilles meurtries de la vigne grimpante qui s’agrippaient tant bien que mal sur les parois rugueuses de la maison.  On aurait dit qu’elles avaient été criblées de balles, ces feuilles qui pendouillaient tristement sur les tiges à moitié dénudées.  Mme Bessette devait bien s’avouer vaincue cette fois-ci, car elle avait véritablement échoué contre la sauvagerie.  Il fallait croire que les petites bêtes avaient profité de son inadvertance sur ce versant pour attaquer librement la verdure qu’elle avait cru, à tort, protégée par les chauds rayons du soleil qui s’attardaient longuement ici, en après-midi.  Sans hésiter, les deux complices s’affairèrent à déplacer les escargots de la vigne endommagée vers une végétation luxuriante à l’orée de la forêt tout au fond de la cour grossièrement aménagée. 

-          Ici, les escargots pourront participer à l’équilibre de l’écosystème de ce bois sans détruire, le printemps prochain, par leur appétit vorace, mes belles vignes verdoyantes.  Car ma petite maison se sentirait bien nue sans son écran solaire naturel qui protège la couleur rosée de ses briques, affirma Mme Bessette tout en terminant de placer délicatement les petites coquilles gluantes à l’ombre des végétaux. 

Précédée de la fillette, elle réussit sans trop de mal à relever son corps vieilli et à se diriger vers le petit sentier étroit menant vers sa maison.  En embrassant le paysage qui s’offrait à elle par devant, elle se rappela la chance qu’elle avait de posséder une demeure si joliment chapeautée d’un grand érable argenté, car entre les feuilles ensoleillées d’automne, les rayons diffus du soleil coloraient l’atmosphère environnante d’une douce teinte de blé.  Grâce à ce gigantesque parasol, elle avait toujours l’impression d’être à l’abri de la nuit.  Les bourgeons enveloppés de gouttes de rosée, les feuilles épanouies couvertes de pluie, la couverture de neige sur l’écorce irrégulier, tous faisaient chatoyer, scintiller la luminosité d’en haut d’une façon telle qu’on avait l’impression d’appartenir au ciel, alors qu’on était blotti dans ce petit coin de paradis.

L’enfant qui s’en était allée en sautillant, déjà, était au pied de l’escalier arrière, caressant la main courante écaillée qui trahissait l’époque de la jeunesse éloignée de cette propriété.  Ses longs cheveux au vent, libres, rappelaient les broussailles envahissantes de l’arbrisseau échevelé qui s’étaient faufilés entre les barreaux du petit palier.

-          Il faudra m’occuper de ce buisson en cavale, se réprimanda-t-elle en le comparant à son jumeau de droite, bien taillé.

Au bout du petit sentier, elle s’aperçut que la fillette était déjà disparue.  Elle s’en était allée avec le soleil étiolé sans avoir encore prononcé un seul mot de la journée.  C’est alors que la porte arrière de la maison s’ouvrit pour laisser entrer l’accalmie suivie de ce corps avachi qui en profita pour se profiler un chemin vers le canapé bien installé à l’étage devant la fenêtre en baie.  Du haut de son petit belvédère, elle assista, comme à tous les soirs, au miroitement des lumières de réverbères du village dont elle avait jadis choisi de se détacher pour mieux glisser vers son jardin d’éden qui avait pourtant toujours existé au creux de ses pensées.  Car elle se souvint qu’enfant, elle écrivait déjà mille et un récits, toujours accompagnés de croquis aux détails descriptifs minutieux.  À son grand émerveillement, ces espaces imaginaires sacrés s’étaient un jour manifestés en cette demeure si longtemps rêvée.



L’apprivoisement

I

-          Kwei!

Vraisemblablement, la fillette qui se tenait devant la fenêtre interpellait Mme Bessette qui se mit à fleurir en la voyant sourire.  Contre tout espoir, elle était revenue, elle, avec en bandoulière, son bouquet de rires fontaine.

Mme Bessette venait donc d’élucider le mystère qui planait dans l’atmosphère.  Il s’avérait donc véridique que la petite fût étrangère à toute cette communauté bien enracinée dans le brouillard matinal qui planait là-bas, au-dessus de la contrée.

-          Mon nom est Kokoptcitc, ce qui signifie « petit papillon » en langue algonquine atikamekw.

Les présentations faites, elles se dirigèrent aussitôt au bout du petit sentier pour vérifier l’état des petits escargots nouvellement immigrés.  Or, déjà, elles constatèrent que leurs protégés s’en étaient déjà allés dans le sol pour se préparer à hiberner.  Car ce matin, on était loin des températures enflammées de l’été.  La vieille qui commençait à frissonner invita tout de suite la fillette à se blottir dans la maison contre le feu de cheminée.

En entrant, Kokoptcitc se laissa accueillir par la douce blancheur des murs teintés de citron orangée.  Ce subtil coloris s’était créé au sein des flammes crépitantes et dansantes, puis s’était dispersé dans l’espace à partir du grand âtre tout comme l’avait fait le jaune des feuilles extérieures en s’introduisant dans la pièce par la fenêtre où, calmement, elles se dodelinaient.  Par devant, la fillette aperçut, sur le comptoir de neige de la cuisine, les biscuits citronnés qui semblaient aussi vouloir faire partie de cette féerie de couleurs ambrées, car partout s’était répandue le parfum acidulé de ce fruit ensoleillé.

Toute pénétrée de la chaude couleur illuminée, le corps de Kokoptcitc accepta de s’abandonner à la mollesse du divan qui enveloppa tout son corps pour tenter de le réchauffer aussi bien que le foyer qui grésillait à ses pieds.  Jamais n’avait-elle connu de moments plus réconfortants.  Si bien qu’elle continua, stupéfiée, de balayer du regard cette grande pièce ouverte où circulait une énergie à la fois vivifiante et relaxante.  À sa droite, l’éclat des blanches armoires s’était mêlé au bleu profond du mobilier du salon pour aboutir sur les napperons pastel déposés sur la table par Mme Bessette qui attendait son invitée.

-          À table, mon enfant, répéta la vieille dame nostalgique qui voyait dans la petite, son enfant devenu grand.

Kokoptcitc était remplie de bonheur en se délectant de si bonnes pâtisseries, ce qui réchauffa le cœur de sa vieille amie qui la regardait déguster lentement son troisième biscuit.

II

Quelques semaines passèrent.  Lentement.  Désormais, la maison semblait bien vide en l’absence de Kokoptcitc.  Car les rires de la petite ne rebondissaient plus sur les murs, et ces murs ne s’abreuvaient plus de la joie enfantine.  Surtout depuis que les paysages enchanteurs multicolores avaient cédé leur place à la couverture infinie d’immaculée blancheur.  Quoique resplendissante, l’immobilité de cette neige invitait incessamment la vieille dame à s’arrêter, à se poser.  Or, ce silence imposé résonnait en elle-même.  Comme un appel de la mort oubliée.

 

III

Vers la fin de l’hiver, alors que Kokoptcitc se dirigeait d’un bon pas vers la petite maison couleur bonbon et qu’elle était remplie de toutes les réminiscences d’une amitié qui avait commencé à germer, un vent glacial l’attaqua de plein fouet.  Le choc fut tel qu’elle sombra dans une extrême confusion.  De chaque côté de la rue De Florence, le néant s’était installé.  Car hormis les champs saupoudrés de neige et le trottoir bordé d’arbres bien enracinés, rien ne s’offrait au regard.  Aucune trace de débris rosés d’un souvenir abandonné.

Mais alors, comment avait-elle pu tout imaginer?  Où se trouvait sa vieille amie avec sa demeure si épanouie?  À l’endroit où existait, dans sa mémoire, le refuge qu’elle avait tant aimé, elle se mit à marcher.  Seul le souffle du vent accompagnait ses pas feutrés.  Puis lentement, elle vit, tout là-bas, en perçant de ses yeux le brouillard d’une incomparable densité, l’apparition de la petite maison qui était restée immaculée. 



Mme Bessette, surprise une fois de plus par la visite de sa petite protégée qui arrivait toujours de façon inopinée, ne put cette fois-ci cacher le trouble qui balayait en elle sa tranquillité d’esprit.  Alors que des rides lui crevassaient de plus en plus le visage à force d’égrener les années, Kokoptcitc, qui s’était absentée depuis maintenant au moins dix bonnes années, était pourtant encore à l’image du passé. 

Ce n’est qu’après la dernière étreinte de l’enfant éternel qui partit s’abriter à l’ombre du grand saule tout au bout de l’allée que Mme Bessette se promit à elle-même :

Il me faudrait bien me décider à aller explorer ce qui se trouve de l’autre côté…


dimanche, mars 26, 2023

 






Vérité ou illusion

Le jardin

I

C’était à la fin du printemps odoriférant, la quête toujours florissante en son sein, qu’elle posa enfin son regard au jardin, cette petite brèche dans le paysage qui avait pourtant toujours existé au tournant de la route des grands chênes et de la forêt tranquille, mais sur laquelle elle n’avait jamais posé son regard perdu. 

Ce jour-là, lors de sa levée machinale, elle n’avait rien ressenti de particulier.  Ni en sirotant son thé, endormie, ni en chaussant ses vieux souliers de randonnée ou en verrouillant la porte à clé.  Elle prit l’itinéraire habituel, d’un pas toujours aussi vif, jusqu’à ce qu’elle arrive à la croisée des chemins, au bout de la petite route qu’elle empruntait à tous les matins.  Aussitôt arrivée au carrefour, elle s’arrêta net.  Une étrange sensation de chaleur entremêlée d’une curiosité inhabituelle envahirent tout son être lorsqu’elle aperçut, sous une lourde branche de feuilles vert pomme, un tapis rosé qui jonchait le sol.  Des pétales allongés peignaient la terre basanée. Pourtant, depuis toutes ces années de promenade, elle n’avait côtoyé que des cimes verdâtres et des tapis de jeunes fougères en cette saison de l’année.  Mais elle voyait bien à cet instant toutes ces teintes pastels se laisser balayer doucement par la brise.  Promptement, tout son corps se pencha sous l’arche, puis se laissa guider vers cet espace secret. 



À pas de velours, yeux béats, elle sentit en elle, en traversant ce portail, comme une nouvelle essence de sève couler dans ses veines.  Inondée de fleurs, d’odeurs et de couleurs, elle dut camper fermement ses deux pieds au sol pour ne pas vaciller devant toute cette splendeur qui s’offrait à elle.  Car se déployaient par-devant, en toute nudité et grandeur, une dizaine de pommiers, de cerisiers et de lilas en fleurs couverts de bouquets de muguets à leurs pieds. 

Elle resta un instant immobile.  Comment cet endroit paradisiaque avait-il pu lui échapper après tant d’années?  Elle croyait connaître tous les passages sinueux, étroits ou sombres, tous ceux bordants l’eau claire et toutes les clairières.  Elle avait pourtant visité tous les prés, tous les boisés et toutes les forêts environnantes.  De toute évidence, elle s’était trompée.  Et au milieu de ce joyau, elle trouva encore plus inusité ce banc en bois aux accoudoirs couverts de vignes qui trônait au milieu de la place.  En s’y approchant, elle passa respectueusement sa main sur le bois vieilli.  Car il semblait que ce témoin solitaire avait quelque chose à lui dire et qu’un simple contact de la main pouvait réveiller des paroles endormies.  Mais il ne se passa rien.  Alors elle pensa qu’ils devaient d’abord, peut-être, faire connaissance.  Elle s’assied donc, en attente de quelque miracle, et contempla la vue de ce jardin magique en essayant d’absorber toutes les beautés qui l’enveloppaient.  Craignant ne plus jamais retrouver cette oasis, elle décida de rester encore un peu - ou longtemps - dans cette bulle hors du temps, malgré les minutes qui s’égrenaient tout là-bas.

À quand remontait sa dernière accalmie?  Car pour tout dire, sa vie se résumait à une ribambelle d’activités de toutes sortes, motorisée par une ambition toujours grandissante.  Elle avait appris très jeune l’importance de se dépasser et elle excellait dans l’art d’agir et de réagir.

Or, pour la première fois, elle s’était posée.  Malgré les fourmillements dans ses pieds ballants, comme suspendus dans le temps, elle acceptait de laisser choir son corps tout entier sur ce récif en bois.  Du moins pour un instant.  Car ses muscles décontractés n’eurent qu’un bref répit.  Après seulement quelques minutes de détente, il ne fallut qu’une fraction de seconde pour que son corps se raidisse.  Un son - à droite du plus beau lilas fleuri - qui semblait correspondre à des craquements de branches sous des pas, la tira rapidement de ses songes.  Car des pieds avançaient immanquablement d’un pas lent mais régulier.  Tout son être était désormais en alerte.  Elle aurait voulu fuir, mais elle restait pourtant immobile, comme paralysée par sa curiosité.  Elle attendait.

II

Au bout de ce qui lui parut une éternité, un vieil homme se fraya un chemin parmi les rameaux fleuris.  À son entrée, il la regarda, élargit son sourire en la découvrant, et sans un mot, se dirigea vers le premier lilas en fleurs qu’il se mit à scruter.  On voyait dans son regard, une tendresse, et ses yeux étincelants laissaient entrevoir une part de son enfant intérieur toujours bien vivant. 

Absorbé dans sa contemplation, il ne s’occupait pas de cette femme.  Son attention se fixait d’une fleur ouverte à un bourgeon naissant, d’une ramification à un stigmate couvert de pollen qu’il rapprochait chaque fois de son visage avec une grande délicatesse, du bout de ses doigts aquilins.  Ses yeux plissés, en quête de l’infiniment petit, observaient toutefois régulièrement l’ensemble de la toile ou, plus haut, le ciel bleuté et parsemé de nuages en mousseline.



Puis, il se tourna enfin vers elle, mais pour ne prononcer que ces quelques mots avant de s’éloigner, la laissant seule et désorientée.

-          Tout se trouve dans la nature.

III

Le vieil homme maternisait ce jardin depuis plus de 50 ans.  Il avait découvert, jadis, au milieu de nulle part, un espace vide où ne croissait que le néant, hormis quelques arbres rarissimes qui survivaient malgré leur isolement.  Il avait voulu faire germer la beauté et y était justement parvenu au bout de quelques longues années de travail ardu et de bienveillance.  Aujourd’hui, la nature lui rendait généreusement ses efforts en pourvoyant, à sa façon, à la floraison luxuriante, à la croissance des plantes et à la récolte des fruits parfois jusqu’à l’aube des premières poussières enneigées.  Car le temps, sans crier gare, lui avait ôté sa souplesse d’antan.  Mais il ne s’en souciait que rarement depuis qu’il avait découvert en lui cet enfant éternel aux yeux de paillettes d’argent.

Au bout du sentier menant à sa coquette demeure, il encercla son domaine du regard, satisfait.  La maisonnette haut perchée surplombait un lac inconnu et était à demie encerclée d’arbres matures et de fleurs abondantes poussants spontanément à l’ombre ou au soleil.  Il gravit quelques marches coiffées de mousse coussinée puis, la porte toujours débarrée, entra directement dans la cuisine sans encombre et se laissa accueillir par l’odeur alléchante du repas qu’il s’était préparé avant sa visite quotidienne au jardin.  Accompagné des oiseaux et arbres musicaux, il mangea à sa faim.  Puis il descendit quelques marches, cahier et stylo en main.  C’était son rituel.  Les deux pieds dans l’eau au bout du quai, il écrivait.  Poésie, récit, essai philosophique, journal, pensée du jour, le choix de la forme du discours était assujetti à son inspiration du moment.  Et la muse ne manquait jamais de l’accompagner dans ses choix.  Vivant simplement, il ne semblait jamais avoir souffert d’isolement.  La nature avait toujours été sa compagne et lui avait appris, en quelque sorte, à apprécier, ou, du moins, à accepter la solitude que la vie lui avait imposée.  Résigné, il acceptait sa captivité.  Car intérieurement, il demeurait, bien involontairement, cet oiseau blessé.

Alors qu’il était plongé dans l’une de ses plus belles rédactions, son esprit matérialisa malgré lui l’image de la femme aperçut au jardin ce matin-là.  Après quelques minutes de combat intérieur, il choisit de battre en retraite et capitula volontairement en suspendant la rédaction d’une phrase laissée brouillon pour un temps.

Il savait que la nature lui avait envoyé cette femme.  Il savait aussi qu’elle reviendrait au jardin, donc qu’il la reverrait.  Son cerveau tourbillonnant de pensées accepta rapidement de lâcher prise et de ne pas insister pour comprendre.

À première vue, cette quadragénaire lui avait semblé farouche.  Comme si la nature elle-même l’avait façonnée.  Ses cheveux de blé, retenus maladroitement en chignon, étaient tirés par des mèches en bataille; ses sourcils en broussaille n’avaient jamais été domestiqués; plus bas, ses jointures proéminentes rappelaient les nœuds des nouvelles branches; et tous les membres de son corps qui se balançaient de façon disharmonique, à des rythmes si différents, présageaient une personnalité de fleur sauvage.  Qu’elle s’apparente à une pâquerette, à un bouton d’or ou à une chicorée, il savait qu’elle se laisserait difficilement apprivoiser.  Pourtant, il avait vu ses yeux verts de feuille, il avait plongé dans ses prunelles glacées.  Il sentait en lui que la quête était déjà commencée :  comment trouver une façon de l’aborder sans l’effrayer?  Il avait vu sa flamme éteinte.  Comment s’y prendre pour la rallumer?  Il craignait de blesser son corps frêle en un simple regard.  Car il se souvint qu’elle était toute menue dans ses vêtements de sable agités par le vent aride de ce matin de juin.  Tellement qu’il avait d’abord cru au mirage et l’avait oubliée pour un temps.  Mais malgré ses quatre-vingt ans avancés, il savait qu’elle n’était pas le fruit de son imagination en cavale.  Il en était persuadé. 

IV

Seuls l’arrivée du crépuscule et des moustiques assoiffés vinrent à bout de son immobilité.  Avec empressement, elle se résigna à se lever et fit marche arrière vers son domicile qui, fort heureusement, se profila rapidement à l’horizon.  Une fois son corps emmitouflé dans la douceur de sa couverture préférée dont elle se couvrait même en été lors des soirées les plus fraîches, son esprit se mit à gambader.  Elle constata l’improbabilité de cette découverte et l’étrangeté de cette rencontre impromptue.  De toute évidence, la journée de farniente avait été très peu à son image.  Agacée, elle se rappela les tâches qu’elle avait prévu accomplir ce matin-là.  Mais elle balaya aussitôt sa remontrance pour revenir aux paroles du vieillard qu’elle se souvint avoir cueillies sur ses lèvres amincies : « Tout se trouve dans la nature ».  S’agissait-il d’un conseil à son égard?  Elle le trouva bien prétentieux de se croire sage ou philosophe sous prétexte qu’il avait atteint un âge mûr.  Que connaissait-il de sa vie, de son passé éprouvant, de ses états d’âme du moment?  Pourquoi devrait-elle s’attarder, ne serait-ce qu’un instant, aux paroles d’un inconnu, de surcroît d’un vieil homme au visage meurtri par la vie et vêtu de vêtements qui ressemblaient davantage à des haillons?  Aucune réponse ne lui venait.  Or, elle savait très bien qu’elle ne pouvait nier le bien-être qu’elle avait rapidement ressenti en sa présence; elle en avait même été déconcertée. 

V

Pensée : Tout se trouve dans la nature. 

Pour le chercheur en quête de réponses, la nature peut lui servir de modèle et refléter son image, ses états d’âme endormis.  Il suffit d’arrêter le bruit, le mouvement de l’esprit, et de s’immerger tout entier dans les éléments originels de la Terre. Arrêter le temps, l’espace d’un moment, afin de dévoiler son âme à travers les allégories et les métaphores, langage de prédilection de la faune et de la flore.

Jérémy

VI

Depuis sa dernière visite au jardin floral, une sorte de vide s’était installé en elle.  C’était la peur d’être à nouveau surprise par le vieil homme et la frénésie des exigences du quotidien qui avaient retenu son élan pour s’y rendre à nouveau.  Toutefois, aujourd’hui, elle sentait le besoin d’y retourner, ne serait-ce que pour y jeter un furtif regard. 

À l’intersection où elle avait l’habitude de bifurquer, elle remarqua qu’herbes et graminées avaient pris d’assaut le seuil du portail. 

À son entrée dans le jardin dont elle avait soigneusement préservé une image mentale, elle laissa s’échapper un éclat de rire, tout étonnée qu’elle était de voir la place aussi transformée.  Les arbres fleuris du mois dernier étaient maintenant coiffés de feuilles abondantes qui portaient fièrement leurs différents tons de vert.  Quant à lui, le sol couvert de fleurs sauvages de toutes les grandeurs embrassait généreusement la palette des couleurs. 



Assise sur le banc central, elle se laissa pénétrer par toute cette fantasmagorie.  Outre le chemin qu’elle s’était créé en écrasant quelques fleurs, elle observa que le jardin était immaculé.  Elle pensa donc qu’il était possible que le vieil homme qu’elle avait croisé le mois dernier, soit mort, car aucune trace d’un autre passage n’était visible de son point de vue.

À son grand étonnement - avait-il pressenti sa pensée funeste? -, l’homme immortel entra dans son champ de vision.  Il ne sembla pas avoir pris conscience de sa présence, concentré qu’il était à retenir son équilibre, appuyé sur le tronc d’un arbre. 

Après avoir noué les lacets de ses souliers à une branche, le vieil homme se courba le dos du mieux qu’il le pouvait à son âge et dirigea précautionneusement ses pieds nus parmi les milliers de fleurs.  À chacun de ses pas, il prenait soin de ne détruire aucune de ses protégées.  Ainsi arqué, ce n’est qu’en se butant sur l’une des jambes de la femme qu’il s’aperçut qu’elle était revenue et qu’elle était bien réelle.

En relevant la tête, il vit qu’elle avait déjà saisi ses deux jambes afin de mieux se pelotonner au coin du banc.  On aurait dit qu’elle jouait à qui prendrait le moins de place.  Il y eut un temps.  Un silence.  Un regard.  Puis, le vieillard se décida à s’asseoir à l’autre bout du banc.

-          Mon nom est Jérémy.

Sans grande surprise, sa salutation fut rejetée.  En guise de réaction, elle serra davantage ses membres sur son corps et se courba le dos pour mieux dresser sa carapace.  Il n’insista point et choisit sagement de laisser ce coléoptère reprendre ses esprits.  Il se leva et, de la même façon qu’il était venu, refit le trajet, mais cette fois-ci à mi-chemin, s’arrêtant sur une grosse pierre pour y prendre place et reposer ses membres courbaturés.

Sans relever le menton, elle montait la garde en jetant des coups d’œil rapides mais réguliers vers le vieil homme qui se fondait presque dans le décor.  Au même moment se déroulait en elle, un combat virulent.  Comment se libérer de ses chaînes qui à présent l’étouffaient?

Plusieurs minutes s’écoulèrent.  Puis Jérémy se releva enfin, brisant l’attente de la femme aux aguets qui le suivait désormais de son regard perçant, la tête bien relevée.  À son grand étonnement, plutôt que d’insister pour lui adresser la parole, il fit encore quelques pas en bossu vers la gauche et s’arrêta à nouveau.  À cet instant naquit sur son profil un sourire qui le fit paraître soudainement très jeune, comme si ses rides fondaient au soleil.  Tel un jouet mécanique qu’on aurait remonté, le vieil homme soudainement revigoré tourna rapidement sur lui-même, se pencha aussitôt sur ses genoux et se mit à exécuter un mouvement minutieux de va et vient.  Ce regain d’énergie capta immédiatement l’attention de la femme qui se dénoua lentement.  Qu’exécutait-il si jovialement au ras des couvre-sols? C’est en reconnaissant la mélodie qu’il fredonnait tout bas qu’elle comprit qu’il cueillait des fraises sauvages.  L’entrain du vieil homme pour si peu la fit esquisser malgré elle un large sourire attendrissant.

Quel curieux personnage pensa-t-elle en l’observant claudiquer sur la pointe des pieds, s’arrêtant pour repérer la prochaine minuscule motte de terre qui accueillerait à son tour ses orteils tremblants.  Dans ses deux mains scellées en coupole qu’il tenait droit devant, il semblait transporter un trésor tant ses yeux scintillaient d’émerveillement.  Enfin, il atteignit, au bout de son périple, le banc en bois où elle était sagement assise.  Avec une grande délicatesse, il déposa au milieu du banc, les fraises qu’il regardait comme des diamants.  Il lui en offrit en silence avant de prendre place de l’autre côté du petit monticule de fruits.  Et sans un mot, elle accepta de partager avec lui, ces petits délices, cadeaux parfaits de la nature.  Chacun de ses mouvements étaient calculés afin d’éviter à tout prix de croiser son regard en regardant les fraises dans sa direction, ou, pire encore, d’effleurer sa main par inadvertance. Une fois le goûter terminé, il se leva, remercia la femme d’avoir partagé ce moment avec lui, et quitta simplement le jardin.

VII

Ce soir-là, une fois le banc-témoin à nouveau seul, de jolies fleurs multiplièrent leurs éclosions de part et d’autre du dossier, entre les fissures et autour des accoudoirs.  Les adultes au cœur d’enfant affirmeraient qu’il s’agissait là de la nouvelle demeure de la reine des fées du jardin.  Quoi qu’il en soit, si une poignée des plus grands peintres de tous les temps avaient été présents, une voix unanime se serait sûrement soulevée pour affirmer que dans ce lieu était né, à l’insu de toute humanité, l’une des plus belles œuvres d’art naturel qui soit. 

VIII

À 5h40, le chant des oiseaux la réveilla doucement.  Mais ce fut les rayons du soleil qui se moquaient des rideaux diaphanes qui l’amenèrent à ouvrir lentement ses paupières encore lourdes de sommeil.  Elle accepta de laisser aller le dernier rêve, et se mit à contempler, par sa fenêtre, les feuilles du grand arbre qui se balançaient lentement derrière les ondulations du tissu transparent.  Immobile, elle renaissait néanmoins de plus en plus à chaque inspiration grâce à l’odeur du café qui avait fait son chemin le long du couloir et de l’escalier, jusque dans sa chambre, à l’étage.  Tout son être – impatient de goûter à la jouissance inhabituelle de cette tasse fumante – se décida enfin à se lever. 

À son grand malheur, le café n’avait pas suffi à élucider sa pensée.  Elle n’arrivait toujours pas à trouver sa voie depuis son changement de cap.  C’est que, trépignante, elle s’était acharnée à continuer sa course folle.  Seul le jardin découvert dernièrement avait su bercer son âme et calmer son esprit.  Et si, comme l’avait dit le vieil homme, tout se trouvait vraiment dans la nature, alors elle y découvrirait peut-être son essence.  Peut-être même la raison d’être de son existence.

Un peu plus tard, lorsqu’elle pénétra dans le jardin, celui-ci la fascina.  Une nouvelle teinte orangée s’était ajoutée au décor.  Mais ce qui provoqua en elle, une stupéfaction, c’était le banc transformé qui ensorcelait le regard.  L’image de ce trône royal en était saisissante.  Elle n’osait même pas s’en approcher.  En pianotant des orteils d’une parcelle de terre à l’autre, elle se rendit à la grosse pierre afin d’admirer, au loin, ce miracle.  On aurait dit une tapisserie de fleurs multicolores bien vivantes.  Était-ce possible que des centaines de semences aient germées secrètement à l’intérieur du bois avant de sortir férocement par chacun des pores de ce mobilier vivant?  Car les tiges ne provenaient pas du sol comme les vignes aux accoudoirs désormais camouflées. 

Le vieillard fit son apparition alors qu’elle s’étirait exagérément le cou vers la scène de prédilection, bouche entrouverte, en extase.  Il la repéra sur-le-champ, vêtue qu’elle était d’une vaporeuse longue robe en chiffon rose pâle qui semblait vouloir prendre racine dans la terre.  Ainsi parée, elle ressemblait à un ange, surtout lorsque le tissu, soulevé par le vent, lui esquissait des ailes.

Sans bouger, il la regarda marcher de ses pas éthérés parmi les fleurs jusqu’au banc.  Puis, il se retira sans bruit derrière une branche fournie, dans l’ombre d’un pommier, afin de laisser la nature apprivoiser la première, cette grande dame aux allures de fée.

IX

Cette nuit-là, la pleine lune étincelante éclaira les pas de la femme qui, tirée de son sommeil et ne pouvant se rendormir, se décida d’aller retrouver le jardin.  En chemin, elle remarqua avec soulagement que les moustiques avait pris congé.  Ou peut-être dormaient-ils tous à cette heure avancée.

Enfin, elle fit un premier pas dans le jardin.  Abasourdie, elle voulut s’esquiver en apercevant la silhouette du vieil homme assis en tailleur sur la pierre au beau milieu de la nuit. Mais les lucioles qui vinrent l’accueillir par centaine à l’orée de cet éden l’invitèrent joyeusement à se joindre à la beauté sacrée de cette nuit étoilée.  Le cœur noué, elle fit lentement son entrée parmi la panoplie de petites bougies scintillantes qui créèrent autour d’elle, l’apparence d’une éclatante voie lactée.

Malgré le craquement d’une branche sous l’un de ses pieds étourdis, le vieil homme en position de méditation ne se retourna pas.  Il savait que c’était elle.  Il prononça tout simplement ces mots.

-          Le ciel nous fait cadeau de sa lune, ce soir.

Elle se figea. 

L’homme avait toujours les yeux fermés.  Aussi se demanda-t-elle s’il ne se parlait pas à lui-même.

Il continua.

-          La lune est conseillère.  Elle offre à qui le veut bien, un chemin vers son âme, une réflexion miroitée de sa lumière intérieure.

Puis, se tournant vers elle, il l’invita à s’avancer car, lui annonça-t-il, il était possible de cueillir les rayons de lune dans l’étendue d’eau cristalline en bordure du ruisseau.

Était-ce à cause de la douceur des mots qui avaient caressé sa joue comme une brise ou de ce soudain élan à l’idée que se dévoile son âme masquée qu’à cet instant précis surgit pour la première fois en elle, un réel sentiment de confiance originelle? 

La lune gibbeuse flottait doucement dans la matrice du jardin.  Il avait dit vrai.  Elle se prosterna donc devant l’eau claire pour s’en abreuver, et remarqua, soulagée, que sa soif insatiable n’altérait en rien le blanc immaculé de la sphère figée. 



La quiétude de ce moment de grâce s’évanouit rapidement lorsqu’elle sentit tous ses membres s’enflammer et son cœur s’emballer.  Foudroyée par la peur, elle repoussa violemment son corps vers l’arrière de ses deux mains trempées.

-          N’aies pas peur de ta puissance, lui dit-il calmement.

Prisonnière de son angoisse intérieure, elle ignora ces propos et, haletante, quitta le jardin en courant, laissant le vieil homme seul et désolé.

X

On aurait dit une traînée de paillettes, mais c’était une coulée de larmes qui avaient perlé jusqu’au sol tout le long de son parcours.

Au sortir de la forêt, alors que la lune se voilait sous un nuage, elle poussa un cri ténébreux et s’écroula sur la terre humide comme un pantin à qui on aurait spontanément coupé les cordelettes.  Immobile, elle sentit une mare de noirceur visqueuse grouiller en elle.  Et c’est à ce moment, vidée de toutes ses forces, qu’elle accepta de glisser dans les profondeurs abyssales.

XI

À son réveil, de sa vision brouillée, elle vit le vieil homme aux yeux doux, souriant légèrement, qui approchait un verre d’eau de ses lèvres argentées.  Affaiblie, elle n’avait pas la force de le repousser.  Sa bouche prise d’un léger tremblement accepta néanmoins l’eau tempérée.

-          Pour renaître, dit-il, il faut se dépouiller de ses vêtements souillés. 

Ces sages paroles ne firent que glisser sur sa peau.  En revanche, elle ne manqua pas d’apercevoir brièvement la lune, accrochée à la fenêtre, qui la regardait s’endormir à nouveau.

Une fois plongée dans un sommeil profond, elle se dirigea, intérieurement, vers le jardin.  Un soleil radieux éclairait les calices colorés des fleurs, mais elle ne s’y attarda pas, se dirigeant droit devant vers la petite étendue d’eau claire qui avait déjà laissé s’évaporer la lune au petit matin.  Penchée au-dessus de l’eau, elle découvrit le reflet de son âme qui lui présenta ses joues rosées, ses yeux enflammés et ses longs cheveux dorés qui tombaient par devant, touchant aux algues, buvant à la source.  Mais d’où lui venait cette tunique opaline brodée au fil d’argent?  Elle était subjuguée par toute cette beauté!  Avec tendresse, elle effleura son visage imbibé des chauds rayons, puis glissa lentement ses doigts dans la douceur de sa crinière soulevée par le vent.  Après un moment, de sa main immergée, elle fit danser son reflet frémissant, laissant les ondulations lui retourner des sourires éclatants.

XII

Le lendemain, le vieil homme eut l’idée, dès son réveil, d’aller cueillir quelques fruits pour le petit déjeuner à partager.  Or, la femme mystérieuse l’avait précédé.  Elle se tenait là, au milieu du petit potager, les mains remplies de mauvaises herbes.  Le voyant arriver, elle lui sourit, à la grande surprise du vieil homme qui pensait être victime d’une hallucination.

-          Merci, trouva-t-il seulement à lui dire pendant qu’il prononçait les mots suivants, intérieurement : « Comment est-ce possible qu’elle se soit si vite guérie? »

Elle élargit son sourire et continua simplement à arracher les intruses parmi la plantation diversifiée.  Il remarqua qu’elle avait trouvé le seau qui servait aux récoltes mais qu’elle l’utilisait tout bonnement pour y déposer les plantes nuisibles.  Il la laissa faire.  Elle était déjà bien avancée.  Quelques minutes à peine lui suffirent pour finir de dégarnir le potager de ses intruses.  Puis, une fois qu’elle eut terminé, elle s’empara du récipient rempli à ras bord et plongea ses yeux dans ceux de l’homme, le regard interrogatif.

-          Tu veux les brûler? lui demanda-t-il.

Elle lui répondit d’un hochement de tête.  Alors en silence, ils se dirigèrent vers un endroit sécuritaire où l’homme s’affairait jadis à cette tâche, puis il sortit de sa poche un carton d’allumettes et le lui tendit.  Quelques flammes suffirent pour transformer les herbes en brasier.  Une fois satisfaite, la femme s’exprima, pour la toute première fois.

-          J’ai aperçu, dans le potager, des fruits en bonne quantité, lui annonça-t-elle.

Elle avait une voix cristalline.  Les mots qui s’échappaient de ses lèvres étaient des roucoulements, des ruissellements.

-          Je m’y rendais, justement, affirma-t-il.

De retour au milieu de cette abondance, elle insista pour déposer sa cueillette de fruits dans la poche qu’elle s’était créée avec le tissu ample de sa robe.  Amusée, elle remarqua rapidement que le textile taché avait vite absorbé le jus des petites baies qui collait désormais à sa peau visqueuse.  De son côté, le vieil homme, par habitude, se servit simplement de son seau – qu’il balançait comme un pendule du bout de son anse métallique – pour y disposer les fruits les plus mûrs.

De retour à la maison quelques mètres plus loin, ils nappèrent leurs fruits de crème fraîche dont ils se délectèrent avidement. 

Puis, le vieil homme brisa le silence.

-          Que fais-tu de ta vie?

-          Que fais-tu de la tienne? lui renvoya-t-elle du tac au tac.

L’homme lui sourit.  Il ne savait quoi lui répondre.  Car depuis trop longtemps, il laissait la nature lui tracer sa voie.

-          Et si nous le découvrions ensemble? lui suggéra-t-il.

XIII

Ils passèrent la journée à discuter.  De souvenirs, du quotidien.  Libres.  Loin de tous ces autres.  En toute complicité.  Puis soudainement, d’un commun accord, ils comprirent que quelque chose devait changer.  Pour évoluer.  Pour apprendre.  Pourtant, ils demeuraient immobiles, attendant de l’autre, un mouvement, un geste, un regard.  Briser le silence.  Insuffler du courage.  À l’âme.  Et au corps étourdi par la vie.  Mais rien ne bougeait.  Aucune brise ne les caressait.  La nature s’était, pour un temps, retirée, les laissant décider de leur sort, choisir la suite de leur destinée.  Car nul ne savait le nombre de pas qu’il leur restait à marcher.

La femme se décida la première à déposer un son dans l’espace qui les entourait.  Car l’air s’alourdissait. 

-          Mon nom est Marie-Ange, lui annonça-t-elle enfin.

-          Eh bien, avec un nom pareil, je crois que tu pourrais montrer la voie à un vieux Jérémy comme moi.

Avant leur départ, le jour-même, le vieil homme alla faire ses adieux au jardin qui s’était momentanément assombri au passage d’un nuage.  Il sentait que c’était le temps d’ouvrir les vannes depuis longtemps refermées et de reprendre le cours de son voyage jamais terminé.  C’est spontanément qu’ils avaient choisi de quitter la routine du quotidien pour aller voir ce qu’ils pourraient bien y découvrir ailleurs, dans les lieux inconnus et inexplorés de ce si vaste monde peuplé d’âmes extraordinairement variées.

XIV

Près d’un mois s’était écoulé depuis leur départ.  Toujours vers l’avant, ils marchaient.  Mais de façon plus fluide.  Le nouveau sentier des dernières heures, couvert de sable doux, permettait enfin à leurs pieds, nus, de respirer en toute liberté.  Enracinés désormais à la terre, ils avaient pris leur envolé. Ce n’était plus comme avant, comme au début de cette quête où ils sentaient leurs deux pieds emprisonnés par leurs souliers devenus trop étroits à force d’avancer.  Ils avaient tous deux évolué, mais d’une manière si particulière à chacun.  Car c’était seuls qu’ils marchaient, en respectant l’autre, au loin, mais sans jamais le perdre du regard.

Marie-Ange avait un style bien à elle, se déplaçant vaporeusement, comme sans effort, mais s’arrêtant régulièrement pour admirer le paysage toujours changeant.  Tantôt couverte d’arbres parasols la protégeant des rayons brûlants, tantôt à découvert, en proie volontaire, dans la plaine inondée de maïs et de blé, toujours elle se laissait émerveiller.  Et en respirant les effluves d’algues délaissées sur la rive mouvementée, elle avait somme toute appris comment douce était la vie.  Puis, déjà, elle avait compris qu’il fallait continuer de marcher malgré la pluie, qu’elle devait se laisser transporter par le temps ou par le vent qui, au bout du compte, l’aidait toujours à courber le dos au bon moment et à continuer de croire à l’impermanence de chaque instant.



Derrière elle, Jérémy avançait de façon saccadée.  Chaque pas était mesuré.  C’est qu’il prenait son temps, laissant ses yeux tremper dans le repli d’un pétale ou dans le scintillement d’une roche imitant un précieux chatoiement.  Rien ne lui échappait.  Mais à chaque instant, il se désolait de la nature limitée de sa mémoire encombrée qui ne saurait tout emmagasiner de cette beauté momentanée.  Et pourtant, en relevant la tête, il la voyait, elle, par-devant, qui l’amenait à croire que l’avenir, encore, existait.  Elle lui rappelait, par sa démarche décidée, d’avoir confiance à la fois en la vie et en son corps vieilli et de s’accorder encore quelques années pour concrétiser un rêve ou une idée longtemps abandonnée.

Soudainement, le crépuscule fit pâlir la distance entre les deux corps fatigués.  Ensemble, ils découvrirent, à pas cadencés, un paysage décoloré qui ne leur semblait plus aussi étranger.  Croyant s’être condamné à l’exil, ils n’avaient que tournoyé en orbite autour du jardin sacré.

-          On dirait bien que la nature de notre contrée nous ait plutôt conduits sur le sentier intérieur des profondeurs de notre intimité.  C’est le jardin de notre âme que nous avons visité! affirma-t-il.

-          Pourtant, tout nous semblait si différent! ajouta-t-elle.

-          C’est parce que nous n’avions jamais parcouru le chemin labyrinthique de notre âme.  Parce que nous n’avions jamais côtoyé, en nous, toutes ces beautés insoupçonnées, lui répondit-il.

-          Qu’allons-nous faire maintenant? demanda-t-elle.

-          S’aimer encore plus et accepter d’exister, pensa-t-il à voix haute.

Et elle ajouta :

-          Accepter d’exister, c’est mordre dans la vie jusqu’au bout.  Accepter d’exister, c’est faire des choix courageux, en créant sa destinée, un projet à la fois.  Donc que feras-tu maintenant?

Ragaillardi, le vieil homme se mit en route vers sa demeure, un grand sourire illuminant son visage.

-          Et toi? lui demanda-t-il simplement en la regardant une dernière fois avant de poursuivre sa route vers l’avant.

En ouvrant la première fenêtre de sa maison, à son arrivée, Marie-Ange laissa s’échapper des notes de musique qui voyagèrent jusqu’à une maisonnette isolée aux fenêtres encore toutes illuminées à quelques pas de là.  Jérémy releva la tête en humant l’air mélodieux qui passait droit devant et affirma :

-          Tiens, la lune éclaire le ciel de son flambeau, ce soir.

Souvenirs d’enfance

I

En cette trop belle nuit d’été, son esprit éveillé glissa sur la chaise berçante illuminée qui se reposait calmement sur le porche.   Une fois son corps fusionné à la chaise mouvante, le vieil homme, hypnotisé par le lent va-et-vient du balancier, ne remarqua pas la vague des souvenirs du passé s’immerger dans sa mémoire, et, à force de tanguer, rencontrer la mare du présent.  À son insu, une fissure dans le temps se créa dans l’air suspendu et engendra l’inimaginable.  Était-ce une vision, un simple mirage issu de son imagination ou une inconcevable réalité qui reposait là, à quelques pieds du vieil homme éberlué?

Quoiqu’il en soit, devant ses yeux se tenait l’enfant qu’il avait été il y a près d’un siècle, celui-là même qui avait encore cette démarche singulière lui rappelant à l’instant les expressions de sa mère qui le faisaient jadis tant rigoler.  « Mais arrête donc de faire le bourdon! » lui criait-elle souvent, désemparée.  « Ne pourrais-tu pas, pour une fois, marcher sans tambour ni trompette? »  Car en effet, le petit Jérémy avançait avec fracas : chacun de ses pas étaient enfoncés dans la terre marqué, chacun de ses pieds étaient plaqués sur le sol ébranlé.  Et ses mouvements militaires saccadés étaient toujours accompagnés de sifflements, de ronflements ou de claquements de la langue.  « Pourquoi t’entêtes-tu autant à briser le silence, mon enfant? »  Avec le temps, la mère avait compris que seul l’instrument de magie pouvait lui apporter un peu de sérénité.  Elle écourtait donc de plus en plus les moments chaotiques du petit en sortant régulièrement l’objet vert-de-gris soigneusement rangé près du foyer.  L’effet inespéré était instantané.  Alors la mère poussait un long soupir de soulagement, se réjouissant enfin de voir son gamin turbulent tout à fait immobile, en attente de la petite caméra, tête baissée pour mieux accueillir la solide courroie qu’elle déposait lentement autour de son cou délicat.  Beau temps, mauvais temps, il partait, toujours en courant, à la chasse aux images, la caméra appuyée fermement sur sa poitrine à l’aide de ses deux petites mains d’enfant.

II

Le vieil homme tremblant était de marbre.  Seuls ses yeux mouvementés qui ouvraient et fermaient les volets laissaient entrevoir la vie, en lui.  Consterné, il scrutait l’enfant qui avançait.  Au bout d’un moment, le petit s’arrêta subitement près de lui et freina de sa main droite, le mouvement de bascule qui s’était débloqué depuis un temps.  Le sursaut du vieillard provoqua le rire gras de l’enfant moqueur.

-          Tu as vu ta tête? cria-t-il de sa petite voix

Puis, brutalement, son petit visage vieillit et son expression s’assombrit.  Dressant le dos comme pour avoir l’air plus sérieux du haut de ses quatre pieds, il chuchota les mots suivants :

-          Jamais je n’aurais cru que tu serais devenu aussi somnolent.

Le vieil homme serra ses paupières et boucha ses oreilles de ses mains agitées.  Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il ne se décide à soulever le voile de ses yeux. 

Ce n’est qu’en se réappropriant le paysage endormi qu’il s’aperçut, abasourdi, que l’enfant avait disparu sans qu’il en soit averti.  Confus, il pensa que c’était dans ses pensées qu’il s’était volatilisé.  Pourtant, il aurait juré sur un bûcher que celui-ci n’avait pas été le produit de la magie.  Et voilà justement qu’à ses pieds, le petit avait laissé l’objet usé par toutes ces années.  Lentement, il le cueillit et se mit d’abord à le dépoussiérer de son souffle fiévreux et à le faire briller de sa manche de tricot mouillé.  Puis, il essuya ses larmes.  Et lorsqu’il approcha son œil droit de l’objectif de la caméra, un autre phénomène se produisit.  Plutôt que de voir son environnement immédiat, l’oculaire faisait défiler des photos du passé en cavale.  Attentif à tous les détails, il observait, à travers le film des petites lunettes, celui qu’il avait été et qui semblait aussi réel que l’apparition qui venait de s’effacer.  Sur celle-ci, il avait 8 ou 10 ans.  On avait immortalisé son éclat de rire qui illuminait son visage alors qu’il riait à gorge déployée, perché dans un arbre, les deux bras soulevés au-dessus de la tête, imitant une chute en plongée.  Sur celle-là, le garçon à peine plus vieux courait dans l’eau, le genou droit surélevé pour faire mousser l’eau à chaque enjambée.  Il se rappela, du fond de ses pensées, qu’il s’amusait jadis à incarner le personnage du matelot secouriste des passagers, de vieux crapauds et grenouilles emprisonnés.  Combien de fois sa mère, qui le regardait faire en contrebas, lui criait-elle de les relâcher, non par soucis pour les petites bêtes assoiffées, mais par dégoût et peur de se retrouver, une matinée, avec une ribambelle de batraciens dans sa cuisine aseptisée. 

Le vieil homme se sentait inondé de souvenirs et d’images qui défilaient en accéléré, comme cet autre qui se dessina dans sa tête :

Il se souvint de ce nid douillet orné de mousses, d’herbes et de plumes, d’où la belle s’envolait vers le ciel, déployant ainsi le bleu azur de ses majestueuses ailes lumineuses.  Il la regardait s’éloigner vers le haut, se désolant toujours de la perdre aussi rapidement dans le feuillage.  Or, la verdure dense du grand arbre essayait peut-être de protéger l’innocence de l’enfant, car le geai bleu avait malgré lui, un revers sanglant.  Il était connu de tout le règne aviaire comme l’oiseau de malheur qui se transformait, une fois caché parmi les branches, en un vampire avide d’œufs fraîchement pondus et trop peu camouflés dans les nids d’autres espèces d’oiseaux victimes de la fatalité.  Fort heureusement, l’enfant ne s’en doutait point, la croyant uniquement frugivore, insectivore et granivore.  Car il s’était informé auprès de sa mère avant de créer les menus du jour qu’il déposait quotidiennement dans une assiette à large rebord, là-bas, au milieu du jardin, en équilibre sur une petite boîte en carton, à l’abri, selon lui, des écureuils gourmands qui auraient tout dérobé ce qu’il avait préparé avant même l’arrivée de l’oiseau privilégié s’il ne l’avait pas ainsi surélevée.



Il se rappela qu’à son grand contentement, la femelle geai bleu se laissait parfois approcher.  Après quelques tentatives manquées, il avait compris qu’il ne pouvait déposer un pas de plus de l’autre côté de la chaise en bois au bas de l’escalier, sinon, sa petite protégée tournait brusquement la tête de côté et dressait sa huppe avant de prendre son envolée, ce qui ne manquait pas de l’enrager, car comment diantre pouvait-il, muni simplement de sa modeste caméra et ainsi éloigné, photographier tous les détails de cette si belle créature ailée? 

Depuis longtemps, la mère était habituée d’accueillir les larmes de son petit Jérémy qui pestait en criant contre l’oiseau qu’il rêvait de ne capturer qu’un court moment.  Elle lui répétait qu’aucun oiseau ne se laisserait admirer longuement.  Trop modestes, disait-elle, ils ignoraient tout à fait notre émerveillement.

Il se souvint que, souvent, le petit qu’il était, rêvait de s’envoler auprès de son amie ailée pour toucher à ces nuages de coton, le jour, et pour cueillir, la nuit, une belle étoile brillante qu’il garderait précieusement dans un pot Masson bien vissé pour que celle-ci veille sur lui quand la lune invisible demeurerait à nouveau endormie.  Car la noirceur lui collait à la peau comme du goudron.  Il étouffait au milieu de ce néant en l’absence de la sphère lumineuse qui, régulièrement, le laissait seul avec sa peur qui pesait lourdement sur sa poitrine d’éternel enfant.

III

Certes, le vieillard avait, depuis quelques années, ralenti la cadence, mais toujours était-il resté émerveillé.  Or, selon l’enfant qu’il avait été, cela ne semblait pas suffire.  Il devait vivre pleinement, et non se laisser aller sur la même vague année après année.  La vie lui avait donné la santé.  Il se devait d’en profiter.  Et c’est en baissant les yeux vers la caméra qu’il comprit ce qui lui restait à faire de sa destinée et qu’il devait dès maintenant se mettre en route pour y arriver. 

IV

Au même moment, mais un peu plus loin sous le ciel étoilé, Marie-Ange se délectait de musique de piano, allongée sur le dos et recouverte d’une mince couverture de soie tissée.  Certes, les douces notes calmaient son corps fatigué, mais elles n’arrivaient pas à stopper son discours incessant qui portait sur la mise en pratique de ce qui avait été énoncé il y a un instant.  Qu’allait-elle faire maintenant?  S’aimait-elle véritablement?  Acceptait-elle d’exister?  Comment allait-elle faire pour mordre dans la vie?  En avait-elle le courage?  Quel projet devait-elle commencer? 

Désemparée, elle se laissa glisser dans les bras de Morphée.  Et au moment où elle tendit la main à cette grande divinité, son esprit tourbillonna instantanément vers le passé de son enfance, celui qu’elle avait tant aimée.

IV

Fillette, Marie-Ange passait ses étés au chalet de ses grands-parents.  Tout le monde ignorait pourquoi elle aimait tant attraper les crapets-soleil avec son grand filet de pêche et pourquoi elle prenait le temps d’observer, dans la grande chaudière orangée, leurs couleurs diversifiées et leurs comportements particuliers simplement pour leur attribuer un nom approprié avant de les libérer délicatement, en fin de journée, dans l’eau du lac.  Comme Narcisse, elle passait de longs après-midis à contempler l’eau parfois ridée par le vent à la recherche d’un quelconque miroitement.

Si elle n’était pas dans l’eau ou sur le quai, ses désirs du moment la guidaient notamment derrière le chalet, à ramasser des fleurs sauvages pour le bouquet de la prochaine tablée, ou dans une petite clairière à cueillir des fraises ou des bleuets qu’elle déposait dans un casseau à ses pieds, mais toujours aux aguets des couleuvres ou araignées qui l’auraient terrifiée.

Et à tous les jours, elle partait à la conquête de trésors.  Un nouveau sentier truffé de fleurs menant au carillon d’une mare agitée de grenouilles et de ouaouarons masqués.  Une randonnée au sommet de la montagne sur la piste du renard de ses contes de fées.  Une cachette au pied d’un ruisseau, les deux pieds dans l’eau.  Ou une observation disséquée de mousses, de roches, d’insectes inoffensifs, d’arbres ou de sons enchantés.



Souvent, ses escapades se faisaient seule, libre, soudée serrée à la nature à qui elle s’adressait et qui toujours lui répondait.  Parfois, c’était soit sa grande sœur, soit son amie voisine qui l’accompagnait.  Alors les deux complices de joies et d’émerveillements partaient sans compter les heures en sautillant dans cet espace hors du temps.

V

Toujours dans son lit, au milieu de cette étrange nuit, un quelconque bruit la fit sursauter et débouler de l’escalier des rêves au bout duquel se trouvait encore la petite fille qu’elle avait été.  Or, cette fois-ci, elle était revenue si brusquement du haut de ce ciel étoilé qu’elle sentait encore une partie d’elle-même accrochée à son petit corps de fée et à son esprit frivole de ses jeunes années.  Elle choisit alors de garder fermées, ses paupières aux longs cils recourbés, de garder les yeux clos au présent, et de repartir dans le passé avec Morphée.  Mais cette fois-ci, celui-ci la transporta dans une direction tout à fait opposée à la première randonnée et qu’elle n’aurait sûrement pas choisie de son plein gré. 

VI

« Maman, la maîtresse est menteuse!  Elle a dit que les parents n’étaient pas parfaits et qu’il y avait, autour de nous, des adultes méchants.  Vous êtes parfaits!  C’est moi qui ne le suis pas!  Et pourquoi donc un adulte serait méchant? »  Comme une scène filmée au ralenti, la mère déposa très lentement son fer à repasser sur la planche flageolante.  Les yeux exorbités de sa fille déposèrent sur son cœur, une gouttelette de tristesse qu’elle avait du mal à étouffer.  « Elle a raison, ta maîtresse.  Il faut être vigilent. »  L’absurdité de cette réponse complice accentua le mélange d’émotions de la petite qui escalada les marches de l’escalier en courant. 

La découverte du mal avait été, pour elle, un choc gravé dans son âme que jamais elle ne pourrait oublier.  Car soudainement, le monde n’était plus un conte de fées.  C’était comme si le ciel lui était tombé sur la tête.  Comment ses parents si aimants pouvaient-ils avoir des défauts sanglants?  Eux qui étaient, pour elle, les plus grands héros de tous les temps.

VII

Heureusement, la nature l’avait toujours enveloppée, protégée.  Surtout depuis sa désillusion.  La musique aussi. 

-          S’il suffisait de faire glisser la nature dans la musique et la musique dans la nature? pensa-t-elle, au milieu de la nuit.

-          S’il suffisait d’aimer et de s’aimer?

La naissance

I

Ils entrèrent au même moment au jardin dans l’espace clos protecteur caché sous les branches retombantes du saule pleureur.  Le giron était assez large pour tous deux les abriter.



-          Tu as trouvé ta voie? demanda Jérémy

Elle lui sourit, avança quelques pas et se mit à marcher très lentement autour de l’arbre en caressant la rugosité de l’écorce du bout de ses doigts baladeurs.  Puis, elle saisit fermement la branche la plus basse, contracta ses muscles et tira son corps vers le bleu du ciel qu’on entrevoyait à travers le feuillage.  Jérémy, curieux, la regarda s’asseoir là-haut.  Au bout d’une minute ou deux, elle commença à se mouvoir harmonieusement entre les branches en cambrant son dos vers l’arrière, vers l’avant, tout en déplaçant simultanément ses bras qui semblaient imiter une vague d’air se faufilant naturellement entre les feuilles humides de rosée.  Enfin!  Elle dansait.  Avec la vie.  Avec son âme. 

Jérémy était ébloui par la symbiose qui s’était instantanément créée entre la femme et l’arbre qui s’étaient reconnus au premier instant.  Pour immortaliser ce moment, il s’agenouilla et choisit de capter quelques scènes de sa caméra. 

Lorsqu’elle s’arrêta, leurs regards se croisèrent.

-          J’ai trouvé, affirma-t-elle.

-          Moi aussi, lui répondit l’écho de Jérémy, l’œil droit dans l’orifice de la caméra, prêt à immobiliser une nouvelle photographie de la vie.

C’est alors qu’une douce brise fit bercer les rameaux pesants, soulevant le voile de verdure pour laisser entrevoir, au travers les rayons du soleil qui se déposaient sur le jardin frémissant, deux silhouettes d’enfants qui sautillaient en riant.

Mondes parallèles La maisonnette I Tout droit vers l’horizon, au bout de la rue De Florence, les rameaux du grand saule se reposai...